« La force du tir m’a mis à terre, j’ai vu mon œil couler »

Des dizaines de gilets jaunes ont été blessés, mutilés par les charges de la police. Ils sont traumatisés, mais restent résolus et révoltés contre cette violence d’État inouïe.

Vanina Delmas  • 8 mai 2019 abonné·es
« La force du tir m’a mis à terre, j’ai vu mon œil couler »
© photo : Le 20 avril à Paris, des street medics évacuent un blessé. ncrédit : Jeremias Gonzalez/NurPhoto/AFP

Axel, Antoine, Vanessa, David, Jean-Marc, Thomas… La liste des gilets jaunes victimes de violences policières pourrait s’étirer sur plusieurs lignes. Le journaliste indépendant David Dufresne a établi un bilan (provisoire) au 7 mai 2019 de 280 blessures à la tête, 23 personnes ayant perdu un œil, 5 mains arrachées et une personne décédée : Zineb Redouane, 80 ans, qui a reçu une grenade lacrymogène en plein visage à Marseille le 1er décembre 2018 alors qu’elle était à sa fenêtre. Au-delà des chiffres, ce sont des hommes, des femmes, des adolescents blessés, des vies qui ont basculé. Raconter leurs douleurs et montrer leurs mutilations, leurs visages défigurés devient un nouveau moyen de manifester contre l’État.

Christophe, un ingénieur de Montpellier, a passé les six derniers mois à collecter, vérifier, archiver les témoignages de blessés et a publié leurs photos sur le site Le mur jaune (lemurjaune.fr). Lors du 1er mai, il a décidé d’exposer une banderole avec ces photos de visages déformés, d’yeux en sang, de bandages, de plaies ouvertes, d’hématomes… avant qu’elle ne soit jetée dans la poubelle par les forces de l’ordre. Axel est une des victimes de cette ville du sud de la France. Il a été touché par un tir de LBD en plein front le 19 janvier, alors que la situation n’était pas tendue. Résultats : sept fractures, 15 points de sutures, des vertiges récurrents. « J’ai aussi perdu l’odorat et le goût. Les médecins ne savent pas si c’est définitif. J’ai eu des difficultés pour marcher pendant plus d’un mois et j’ai encore des insomnies, des flashs, et je prends des cachets pour décompresser », confie ce livreur de 25 ans, qui ne comprend toujours pas les raisons de cet acharnement. Axel a porté plainte et reste optimiste car la Ligue des droits de l’homme a filmé toute la journée, dont la scène qui a défiguré le jeune homme.

Les vidéos deviennent des preuves, mais transforment parfois les cameramen amateurs en cibles. David B., figure et « liveur Facebook » connu des gilets jaunes de Toulouse, en a fait les frais le 23 février alors qu’il demandait son matricule à un policier qui lui avait arraché son téléphone. « Il a sorti sa matraque et m’a asséné des coups sur le crâne. J’ai perdu connaissance une quinzaine de secondes, et me suis réveillé la tête par terre, dans une mare de sang. Sur les vidéos on m’entend crier : “Je veux son matricule !” » Ce petit-fils de gendarme qui a toujours eu une image idyllique des forces de l’ordre s’interroge aujourd’hui : « Il y a des problèmes au niveau de l’État, des forces de l’ordre, de la justice, des journalistes : sur quels piliers de la démocratie peut-on encore s’appuyer ? »

Certains n’ont passé que quelques minutes dans le cortège avant d’être évacués par les secours. Comme Thomas, 22 ans, qui a été touché à la pommette par une grenade lacrymo quinze minutes après son arrivée à la manifestation du 9 mars, à Lyon. Quelle que soit l’ampleur des blessures, les traumatismes chez les victimes sont indélébiles. Jean-Marc, 42 ans, avait l’habitude de manifester à Rochefort, où le cortège était festif et majoritairement composé de retraités. Le 8 décembre, il décide d’aller à Bordeaux avec sa femme, Célia. Vers 16 h 30, la situation dégénère et la BAC charge. Il a le temps de protéger sa femme mais se prend un tir de LBD 40 dans la joue. « Je me suis réveillé une journée et demie plus tard à l’hôpital, dans une chambre stérile, et ma femme m’a annoncé que j’avais perdu mon œil », raconte encore ému cet ancien militaire. Il ne pourra certainement pas reprendre son métier d’horticulteur, car sa vue altérée pourrait engendrer un accident. « Je ne suis pas sorti pendant cinq mois, car je n’acceptais pas d’être défiguré. Maintenant, je suis dans les manifestations tous les samedis, car c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me reconstruire psychologiquement. » La plupart des victimes interrogées ont affirmé être retournées manifester, comme un ultime acte de solidarité face à cette stratégie de la peur mise en place par le gouvernement.

David

40 ans, éborgné à Paris le 16 mars (acte 18)

« J’attendais un mouvement de révolte comme celui-ci depuis des années, alors je l’ai rejoint dès le 17 novembre. Ma femme travaille à La Poste, je suis ouvrier dans une usine de forge, et on ne s’en sort pas à la fin du mois avec nos deux adolescentes. J’ai occupé un rond-point pendant la première semaine puis j’ai participé aux manifestations d’abord dans ma ville, près de Troyes, puis à Paris. Le 16 mars [jour de l’incendie du Fouquet’s], j’ai senti que l’atmosphère était étrange. Les forces de l’ordre nous ont nassés sur les Champs-Élysées. Les black blocs étaient nombreux, bien identifiés, mais n’ont pas été visés par les forces de l’ordre : c’était la stratégie pour décrédibiliser les gilets jaunes. Après avoir évité une charge de policiers, j’ai vu une ribambelle de gendarmes dans une rue ­perpendiculaire, alors j’ai voulu m’écarter à nouveau. Une personne m’a dit de faire attention car nous étions dans leur ligne de mire. J’ai alors tourné et levé la tête, et j’ai pris le tir de LBD dans l’œil. La force du tir m’a mis à terre, et j’ai vu mon œil couler. Les street medics ont du me changer d’endroit plusieurs fois pour me soigner, car ça gazait dans tous les sens. Je savais que j’allais perdre la vision, mais j’espérais garder mon œil. Le médecin m’a dit : “Tout est éclaté à l’intérieur, votre œil est un puzzle.” Mon arrêt de travail va être prolongé, car je n’ai pas encore ma prothèse. J’ai porté plainte dès la première semaine, mais j’attends encore ma convocation à l’IGPN… J’ai toujours été pacifique dans les manifestations, car je pense à ma famille. Peut-être que j’aurais dû être plus violent, car finalement on est pris pour cible même quand on ne fait rien. J’essaye de ne pas montrer que ça ne va pas, mais j’ai la haine. Ils nous font croire que nous avons mérité les coups de matraques, les gaz, les tirs parce que nous sommes là, à manifester. »

Vanessa

34 ans, éborgnée à Paris le 15 décembre (acte 5)

« J’ai adhéré au mouvement des gilets jaunes dès le début, car je suis l’auxiliaire de vie de ma grand-mère et la précarité des personnes âgées, la question des retraites, me touchent. J’ai fait ma première manifestation le 15 décembre, à Paris, avec trois amies. C’était calme, aucun cri. Nous sommes tombés sur des CRS, nous sommes restés deux à trois minutes devant eux pour filmer, mais on ne voulait pas prendre de risques, alors on est parties. Et là j’ai pris un tir de LBD à 5 mètres, en plein visage. Ma meilleure amie, qui me tenait la main, a cru que j’étais morte. À l’hôpital, on m’a laissé vingt minutes dans le couloir et ils ont dit : “C’est une gilet jaune, on est dans l’illégalité.” L’os sortait de ma boîte crânienne, j’ai fait une hémorragie qui a touché mon cerveau, donc aujourd’hui j’ai des troubles de la concentration, d’élocution. Mon nerf optique et ma rétine ont été touchés  : j’ai perdu la vue à 75 %. Ils ont dû me poser trois plaques de métal pour que je retrouve un visage humain. Je suis restée enfermée chez moi pendant quatre mois… Impossible de retourner manifester, je suis trop angoissée, alors j’essaye de m’investir dans le collectif Mutilés pour l’exemple pour aider les blessés comme je peux. J’essaierai quand même de me rendre à la marche des blessés que nous voulons organiser fin mai. Mon grand-père était gendarme, mon père pompier de Paris, alors on m’a toujours appris qu’il fallait aider les gens. Qu’on tire sur le peuple, ça me dépasse. »

Antoine

26 ans, a perdu sa main à Bordeaux le 8 décembre (acte 4)

« Des tirs de LBD et les gaz lacrymogènes partaient dans tous les sens, les canons à eau étaient là aussi, c’était un climat très tendu. J’étais dans un état de stress absolu. Je vois un objet rouler à mes pieds et pensant que c’est une cartouche de gaz, je me penche pour la ramasser et la renvoyer afin d’éviter une nouvelle salve de gaz. Elle a explosé, et ma main a été réduite en charpie. Je n’aurais jamais imaginé que les forces de l’ordre utilisaient ces armes dans les manifestations ! Les gens autour se sont écartés devant l’horreur de la scène, une personne m’a attrapé par les épaules pour me conduire aux CRS qui m’ont posé un garrot avant que je sois pris en charge par les pompiers. Après le choc psychologique du début, il faut faire le deuil de sa main, mais je suis passé par les phases de dépression, de colère. Je m’en remets tant bien que mal. J’ai commencé la rééducation depuis un mois pour retrouver l’équilibre des muscles, réapprendre à tourner le poignet pour utiliser ma future prothèse correctement… Même si j’ai peur, je retourne en manifestation et je médiatise mon cas pour sensibiliser les gens : j’ai su qu’un jour un manifestant n’a finalement pas ramassé l’objet à ses pieds car il s’est souvenu de moi, et n’a pas eu la main arrachée, même s’il a eu quelques brûlures. J’ai porté plainte contre M. Castaner et M. Lallement, car le véritable responsable est le donneur d’ordres, et l’État doit reconnaître sa responsabilité. Je n’appelle pas à la vengeance, mais à la justice, et je lutte désormais pour l’interdiction des LBD 40, des grenades GLI-F4 et de désencerclement dans les pratiques de maintien de l’ordre en France. »

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