Dix ans après le 13-Novembre, dix ans de bascule islamophobe
Mohamed Awad, membre de la coordination nationale de La France insoumise et chef de file LFI pour les élections municipales à La Courneuve, dénonce la façon dont le rejet des musulmans s’est radicalisé dans la société française depuis une décennie, gagnant jusqu’au sommet de l’État.

© Serge d'Ignazio
Dans le même dossier…
13-Novembre : « On a focalisé le procès sur la question de la religion » Nous, victimes d’attentats, dix ans à rechercher la vie Tuerie de Nice : la définition très politique de « terrorisme » 13-Novembre : la bataille des victimes pour tout entendreLes attaques terroristes du 13 novembre 2015 ont profondément endeuillé la France. Jamais notre pays n’avait été frappé aussi violemment en son cœur battant. Dix ans après, les plaies demeurent ouvertes. Nous commémorons nos morts, nos blessés, le choc collectif d’une nation meurtrie.
Chaque année, à cette date, je suis traversé par des émotions mêlées. Il y a d’abord la douleur, celle de la blessure nationale, du deuil partagé, du sentiment d’appartenir à un pays attaqué pour ce qu’il est. Il y a aussi la colère, celle d’avoir vu des barbares se revendiquer de ma religion pour tuer. Et puis il y a la blessure plus intime : celle d’avoir été regardé et désigné, avec tant d’autres, non plus comme un frère en deuil, mais comme un suspect devant se justifier.
Je veux rappeler ce qu’était l’atmosphère dans le pays, les semaines qui ont suivi ces attentats. Celle de l’après-13-Novembre, où la lutte contre le terrorisme s’est transformée en soupçon généralisé à l’encontre d’une partie de la communauté nationale. Le moment où la France est entrée dans une ère d’islamophobie accélérée. Les jours qui ont suivi furent marqués par une vive émotion nationale. On applaudissait les policiers, on célébrait la République debout. Mais très vite, derrière ce sentiment de fraternité, on a cherché un bouc émissaire.
Très vite, derrière ce sentiment de fraternité, on a cherché un bouc émissaire.
Où sont les musulmans de France ? Condamnent-ils ces actes ? Ces questions, posées sur les plateaux de télévision, ont transformé des millions de citoyens en suspects. Le 13 novembre au soir, François Hollande, alors président de la République, décrète l’état d’urgence sur tout le territoire national, permettant au gouvernement d’activer un ensemble de pouvoirs exceptionnels sans autorisations judiciaires.
L’exécutif le sait. La réponse politique doit être rapide. Alors que le gouvernement affirmait vouloir couper l’herbe sous le pied du fondamentalisme religieux, l’état d’urgence s’est en réalité abattu sur beaucoup d’innocents. Ce basculement brutal s’est opéré dans le silence, au nom de la sécurité nationale.
Je pense à Kamel, assigné à résidence quelques jours après les attentats, suspecté d’appartenir à une « mouvance islamiste radicale » parce qu’il portait la barbe. Obligé de se rendre trois fois par jour au commissariat pour pointer, il perdra plus tard son travail et toute vie sociale.
J’ai l’impression d’avoir été une marionnette qu’on agite pour montrer que le gouvernement fait quelque chose.
Fatima
À Fatima, habitante d’Ariège, assignée avec son mari pour simple voisinage avec un suspect : « Nous n’avons même pas échangé un bonjour avec lui depuis douze ans. » En deux mois, 3 000 kilomètres sont parcourus pour aller pointer au commissariat. « C’était humiliant d’aller et venir depuis notre petit village. Les gens parlaient de nous dans notre dos. J’ai l’impression d’avoir été une marionnette qu’on agite pour montrer que le gouvernement fait quelque chose. »
Mécanique violente
Les perquisitions ont, elles aussi, brisé des vies. Je pense à M. Alami, âgé de 64 ans, en situation de handicap. Perquisitionné à 2 h du matin, le 25 novembre 2015 : « Ils m’ont plaqué au sol, m’ont tiré les cheveux, un genou dans le dos, m’ont cassé quatre dents. Puis ils ont dit : “On s’est trompés”, et sont repartis sans aucune excuse. » Les jours suivants, il dira que ses voisins ne leur disent plus bonjour, comme s’ils étaient « des criminels ».
Les enfants aussi ont été pris dans cette mécanique violente. Je pense à Ayoub, 9 ans, qui raconte à la presse à l’époque en s’immobilisant : « Le policier du Raid m’a visé comme ça. J’ai eu peur de mourir. » Assis dans son lit, sans dire un mot, il avait levé les mains en l’air, « comme à la télé ». Ou à cette fillette de six ans, à Nice, blessée au cou et à l’oreille par des éclats de bois de serrure lors d’une perquisition menée à la mauvaise adresse. « J’ai cru qu’elle était morte », dira son père.
Entre 2015 et 2017, durant toute la durée de l’état d’urgence, 4 300 perquisitions ont été réalisées. Seules 30 ont donné suite à des procédures judiciaires.
Les lieux de culte n’échappent pas au criblage des services de police. En Seine-Saint-Denis, la mosquée d’Aubervilliers, administrée par l’Association des musulmans d’Aubervilliers, a été violemment perquisitionnée de nuit par une soixantaine de policiers de la BRI. « Ils ont cassé les portes alors que j’avais les clefs. Ils ont tout retourné, éventré les plafonds. » Rien n’a été trouvé. « C’est la punition collective. On finit par se considérer comme citoyens de seconde zone. »
Au total, entre 2015 et 2017, durant toute la durée de l’état d’urgence, 4 300 perquisitions ont été réalisées. Seules 30 ont donné suite à des procédures judiciaires, soit 0,7 %.
Les associations dans le viseur
Je veux penser aussi à toutes ces associations de quartiers, véritables sentinelles de la République, qui agissent là où l’État a failli à rendre concret, pour des millions d’hommes et de femmes, l’égalité des droits.
L’État, appuyé par la machine médiatique, a installé dans les esprits l’idée que le musulman était un danger potentiel, un citoyen à surveiller.
Comme l’a documenté l’Observatoire des libertés associatives, nombre d’entre elles ont été criblées de contrôles ou encore privées de subventions de manière brutale par les services de l’État parce que suspectées d’être communautaristes et in fine le terreau du terrorisme. Je pense ici à mon association, celle dont j’ai été un temps le président, l’association JMF (Jeunes musulmans de France). Une association laïque, loi 1901, subventionnée à hauteur de 50 000 euros par an pendant une décennie par les pouvoirs publics pour des activités culturelles, d’éducation populaire et de solidarité en direction de jeunes de la cité des 4000 à La Courneuve.
À la suite des coupures brutales de subventions de l’État, j’ai cherché à avoir des réponses. Je me rappelle comme hier du jour où j’ai été reçu à la préfecture de Seine-Saint-Denis à Bobigny par Fadela Benrabia, à l’époque préfète déléguée à l’égalité des chances. Au dernier étage, devant une tablée de fonctionnaires cravatés, dont un, « chargé du suivi de la radicalisation ». Je n’ai toujours pas compris ce que cet homme faisait autour de la table. Jamais je n’oublierai la violence symbolique vécue ce jour. J’avais 23 ans. Étudiant, bénévole. Ce jour-là, j’ai été humilié et victime d’islamophobie d’État.
Ces amalgames ont laissé des cicatrices. Des blessures invisibles. Des milliers de Français se sont sentis exclus et empêchés du deuil national. Ils ont souffert en silence, suspectés d’accointances avec le terrorisme parce que musulmans. Le mal était fait. L’État, appuyé par la machine médiatique, avait installé dans les esprits l’idée que le musulman était un danger potentiel, un citoyen à surveiller.
Je n’oublie pas. Je n’oublie pas cet ancien candidat du RN qui a blessé par balle deux fidèles âgés de 70 ans, à la sortie de la mosquée de Bayonne. Je n’oublie pas ces 33 mosquées incendiées depuis 2015, et toutes celles qui n’osent même plus le déclarer. Comment ne pas penser à cet instant à Aboubakar, 22 ans. Assassiné de 57 coups de couteau dans une mosquée du Gard par un homme nourri aux thèses d’extrême droite, alors qu’il lui présentait sa religion, front au sol. Aboubakar a été tué parce qu’il était musulman.
Islamophobie d’État
L’islamophobie s’affiche désormais au sommet de l’État. L’ex-ministre de l’Intérieur chargé des cultes, Bruno Retailleau, déclarait le 25 mars dernier : « À bas le voile, bien sûr », en visant les femmes musulmanes qui le portent lors de compétitions sportives. Dans les jours qui ont suivi les propos du ministre, plusieurs agressions contre des femmes voilées ont été signalées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Les mots irresponsables du pouvoir, quand ils stigmatisent, libèrent toujours les violences racistes du quotidien.
Bruno Retailleau, le même qui a fait fuiter dans la presse le rapport commandé par son prédécesseur Gérald Darmanin sur « l’influence des Frères musulmans » en France. Une fuite soigneusement utilisée comme tremplin à la suite du congrès LR pour faire son beurre politique sur le dos des musulmans et musulmanes de France.
Un mot s’est alors imposé : « l’entrisme ». Flou, anxiogène, il sert à disqualifier toute participation publique et visible, de citoyens réellement ou supposément musulmans. Derrière ce mot, une stratégie : tétaniser. Empêcher des Français de participer pleinement à la vie démocratique, sociale, économique du pays. Ces intimidations redoublent à l’approche d’échéances électorales. C’est le cas actuellement à quelques mois des élections municipales, celles qui concernent le quotidien, les écoles, les transports, l’aménagement du territoire … la vie réelle.
La véritable peur du pouvoir, ce n’est pas que les musulmans s’isolent, c’est qu’ils s’impliquent davantage.
La véritable peur du pouvoir, ce n’est pas que les musulmans s’isolent, c’est qu’ils s’impliquent davantage. Le simple fait d’exister politiquement, c’est-à-dire être reconnus comme capables d’agir, de s’exprimer et de peser dans les décisions collectives, devient alors une transgression. Dix ans après le 13 novembre 2015, l’islamophobie est devenue structurelle. 81 % des musulmans estiment que la haine envers eux s’est accentuée depuis 10 ans, selon une étude de l’Ifop pour la Grande Mosquée de Paris.
Chaque année, dans le silence, ils sont des milliers à quitter leur pays en raison de l’islamophobie. Raconter cette bascule, c’est rappeler qu’une République du soupçon ne peut être une République de l’égalité. Mais rien n’est irréversible. Ce que la division et le calcul politique ont construit, l’unité populaire et le courage politique peuvent le défaire. La République ne se sauvera pas en traquant un ennemi intérieur qui n’existe pas. Elle se réalisera en reconnaissant définitivement tous ses enfants, et en tenant enfin les promesses de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle leur a faites.
Cette tribune est à retrouver en intégralité sur le blog de Mohamed Awad.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un DonPour aller plus loin…
Pour en finir avec la centralité du travail
Victoire de Mamdani : « Seul un élan populaire peut l’emporter face aux réactionnaires »
Les patient·es ont des droits