À Mayotte, un « mérite » très arbitraire pour les bacheliers étrangers
Depuis 2022, un dispositif élitiste permet à des bacheliers étrangers de poursuivre des études en métropole. Mais pour quelques chanceux qui ont intégré un établissement prestigieux, des centaines d’autres tout aussi méritants se retrouvent empêchés de poursuivre des études sur le territoire mahorais.
dans l’hebdo N° 1893-1895 Acheter ce numéro

Dans le même dossier…
« Le mérite existe-t-il ? » : notre sélection pour aller plus loin La gauche et la méritocratie : une longue histoire Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège » Les oubliés de la République et la cuillère d’argentÀ première vue, le parcours d’Hidaya Saenfane, 20 ans, coche toutes les cases du conte de fées. Née à Anjouan, l’une des trois îles de l’Union des Comores, la plus proche de Mayotte, elle est arrivée clandestinement dans le département français à l’âge de 9 ans pour y rejoindre sa mère et sa sœur. Elle a grandi dans un des bidonvilles qui s’étendent autour de Mamoudzou, le chef-lieu, entourée de quatre frères et sœurs et de quatre murs de tôle, sans père et sans argent.
Elle a passé et obtenu son bac (mention « très bien ») alors qu’elle n’avait toujours pas de papiers français et qu’elle risquait à tout moment de se faire expulser vers son île natale. Aujourd’hui, elle étudie à Menton (Alpes-Maritimes), dans le sud-est de la France, à 10 000 km de chez elle, au sein du prestigieux campus délocalisé de Sciences Po-Paris et au milieu de dizaines de jeunes pour partie issus de la bourgeoisie française. Elle a même publié (1) un roman, dans lequel elle raconte le destin tragique d’Amina, une adolescente de 15 ans accablée par la société patriarcale.
Sous le nom d’Ayat Hamidoune.
Quel meilleur exemple pour illustrer la méritocratie à la française ? Celle-ci a pourtant son revers : l’arbitraire, omniprésent à Mayotte. À l’image du titre du livre d’Hidaya, Nyongo, la face cachée de Mayotte (Orphie, 2024), la réussite exceptionnelle de la jeune fille n’efface pas la réalité de centaines d’autres qui n’ont pas eu sa chance. Certes, elle a été admise à Sciences Po, ce qui n’est pas donné à tout le monde et qui lui a permis d’obtenir les documents administratifs l’autorisant à se rendre dans l’Hexagone (un passeport comorien, puis un titre de séjour de la préfecture de Mayotte et enfin un visa étudiant), presque impossibles à acquérir en règle générale.
Mais elle ne peut s’empêcher de penser à ses camarades qui n’ont pas pu poursuivre leurs études. Notamment ses amies qui ont également eu la mention « très bien » au bac, qui avaient des notes tout aussi bonnes que les siennes, mais qui n’ont pas été prises à Sciences Po. Elles ont été admises ailleurs, dans une fac ou dans un BTS, et elles n’ont pas pu bénéficier d’une procédure de régularisation accélérée à la préfecture.
Sans papiers français, tu ne peux rien faire à Mayotte.
Hidaya
Aujourd’hui, elles sont prisonnières de leur condition de sans-papiers à Mayotte, et se demandent bien ce qu’elles vont faire de leur vie : « Sans papiers français, tu ne peux rien faire à Mayotte. Alors la plupart restent à la maison », déplore Hidaya.
Pas de papiers, pas d’études, pas de travail
C’est le cas de Fardat Malide, 21 ans. Elle aussi est née à Anjouan avant de venir clandestinement avec sa famille à Mayotte. Elle aussi a passé toutes ses années de collège et de lycée ici. Elle aussi a eu son bac (en 2024, comme Hidaya). Sur Parcoursup, elle avait obtenu une place dans un BTS à Nantes. Mais, faute de papiers, elle n’a jamais pu prendre l’avion. « Pourquoi pas moi ? Pourquoi les autres ? », se demande-t-elle régulièrement.
Maryamou Mfoihaya, 19 ans, est dans la même situation. Née en Grande-Comore, elle est arrivée six mois après à Mayotte. Elle n’en a plus bougé depuis : école de Combani, collège de Tsingoni, lycée de Kahani, bac général mention « assez bien » puis prépa aux écoles de commerce. Aujourd’hui, elle est bloquée. « J’ai fait ma demande de papiers à 16 ans, on m’a dit de revenir à 18 ans. Mais je n’arrive pas à obtenir un rendez-vous », témoigne-t-elle.
Maryamou rêvait d’être infirmière mais, à l’Institut de formation en soins infirmiers, il faut avoir la nationalité française pour être accepté. Elle espère toujours pouvoir faire un BTS. En attendant, elle tourne en rond dans sa maison en tôle. « Je ne fais rien de mes journées, je suis perdue », lâche-t-elle devant sa mère, impuissante, avant de conclure : « Je mérite comme tout le monde de poursuivre mes études. »
Ils sont des centaines dans ce cas. Une scolarité complète ou quasi complète à Mayotte, Parcoursup, le bac, parfois un BTS, et puis plus rien, le vide. Pas de papiers, pas d’études, pas de travail. Hidaya en est bien consciente : il s’en est fallu de peu qu’elle suive la même trajectoire. Sans un dispositif mis en place quelques mois avant qu’elle ne passe le bac, elle aussi serait probablement cloîtrée chez elle à attendre un improbable titre de séjour.
On fait miroiter un avenir radieux aux gamins alors qu’on sait que la plupart n’y auront pas droit.
Ce dispositif a un nom : « élèves méritants », mais il n’a pas d’existence officielle. C’est en 2023 qu’il a vu le jour, sur la base d’un constat : dans le premier degré comme dans le second, près de 50 % des élèves sont des enfants d’étrangers, dont certains en situation irrégulière. Le droit des étrangers étant dérogatoire à Mayotte, une infime minorité obtiendra la nationalité française à 18 ans, et la plupart ne pourront postuler qu’à un titre de séjour, d’un an au début, qui ne leur permettra pas de quitter le département – et qu’ils auront toutes les peines du monde à obtenir.
L’université de Mayotte étant payante pour les étrangers (et donc, dans les faits, réservée aux Français), la seule voie possible pour eux sera celle du BTS. Mais les places sont rares dans l’île. « Au fil des ans, l’Éducation nationale est devenue une impasse et une source de frustration, explique un enseignant en poste depuis une dizaine d’années, qui a requis l’anonymat. On fait miroiter un avenir radieux aux gamins alors qu’on sait que la plupart n’y auront pas droit. »
Des étudiants triés sur le volet
Fin 2022, le recteur, Jacques Mikulovic, entreprend de changer la donne. Il s’appuie sur une circulaire adressée par les ministres de l’Intérieur et des Outre-mer au préfet de Mayotte, en janvier 2022, lui demandant de veiller « à ce que les personnes étrangères particulièrement méritantes […] puissent bénéficier d’un parcours d’intégration », d’identifier avec le rectorat « des profils de jeunes adultes susceptibles de relever de cette admission particulière au séjour » et de faciliter leurs démarches administratives.
L’objectif est de permettre aux plus « méritants » de poursuivre leurs études en les faisant bénéficier d’un traitement positif (et accéléré) de leur dossier, au moment même où les démarches, pour le commun des étrangers, sont de plus en plus longues et difficiles. Dans la foulée, les professeurs principaux des lycées reçoivent un mail leur demandant de dresser une liste des élèves ayant ce profil. Celle-ci devra être remise au chef d’établissement, qui la transmettra au rectorat, lequel l’enverra à la préfecture. La plus grande discrétion est demandée : l’initiative ne doit pas être ébruitée pour ne pas alerter les collectifs citoyens qui réclament l’expulsion de tous les étrangers.
Pour moi, il était hors de question de dresser des listes, qui plus est de jeunes en situation irrégulière.
Au début, l’idée dérange. « Pour moi, il était hors de question de dresser des listes, qui plus est de jeunes en situation irrégulière », témoigne une enseignante ayant requis l’anonymat. « On s’est retrouvés dans une situation délicate, ajoute l’enseignant déjà cité. On n’avait aucune information, ni sur les suites de cette démarche ni sur les critères de sélection. C’est quoi le mérite ? Des bonnes notes ? Une bonne attitude ? »
Dans les salles de profs, l’initiative fait débat. « En même temps, on voyait bien que la plupart de nos élèves étaient bloqués après le bac, c’est une situation difficile à assumer. On les suit pendant deux, trois ans, et à la fin on les retrouve à la rue », explique un troisième enseignant. Finalement, quelques profs jouent le jeu. Une trentaine d’élèves en bénéficient à la fin de l’année.
L’année suivante, plusieurs professeurs principaux font le choix de mettre tous les élèves en situation irrégulière dans la liste, sans prendre en compte ni les notes ni le comportement. Dans certaines classes, cela représente la moitié des effectifs. En 2024, 670 bacheliers bénéficient du dispositif – parmi lesquels Hidaya. Mais, en 2025, le nombre de bénéficiaires chute (le chiffre exact ne nous a pas été communiqué).
« On est dans l’arbitraire »
« 600, c’était trop pour le préfet. Il est favorable au principe de la méritocratie, mais il est aussi soumis aux objectifs chiffrés de reconduites à la frontière », indique un haut fonctionnaire ayant requis l’anonymat. Cette année, le dispositif devrait être reconduit, mais avec plus de critères, et donc plus de sélection, ce qui suscite l’inquiétude des enseignants.
Cet outil fait toujours débat. « La méritocratie, c’est notre boussole à l’Éducation nationale », argue un de ses promoteurs. Mais plusieurs enseignants admettent qu’il n’a rien à voir avec le mérite. « On est dans l’arbitraire, cela aboutit à d’immenses injustices », estime une enseignante. Et, en fin de compte, « ça ne fait que valider le déni de droit qui est fait à tous ces jeunes et entériner le fait qu’ils sont considérés comme des étrangers alors qu’ils ont toujours vécu ici ».
Je reconnais que c’est injuste. Pourquoi moi et pas eux ?
Hidaya
Les élèves qui n’ont pas pu bénéficier du dispositif, comme Fardat et Maryamou, oscillent entre le fatalisme et la colère. Hidaya les comprend : « C’est difficile pour moi de critiquer ce système vu que j’en ai bénéficié, mais je reconnais que c’est injuste. Pourquoi moi et pas eux ? »
Pour aller plus loin…
Éducation à la sexualité : l’État condamné pour 24 ans de manquements
Caroline Chevé : « La situation en cette rentrée scolaire est très inquiétante »
Des enseignants bien seuls face à la pauvreté
