Une conjonction de crises sectorielles

Le 19 mars s’inscrit dans le prolongement de la mobilisation nationale du 29 janvier.
Les manifestations seront le véritable baromètre du mécontentement populaire.
Deux millions de manifestants sont attendus à l’appel de huit organisations syndicales.

Denis Sieffert  et  Frédéric Lebaron  • 19 mars 2009 abonné·es
Une conjonction de crises sectorielles
© *Frédéric Lebaron, sociologue, professeur à l’université de Picardie et président de l’association Raisons d’agir, a publié récemment "Ordre monétaire ou chaos social. La BCE et la révolution néolibérale", aux éditions du Croquant.

Que pensez-vous de l’état de la mobilisation ?
Les journées comme le 29 janvier, et probablement le 19 mars, ne portent-elles pas une ambiguïté : à la fois pic de mobilisation et exutoire ?

Frédéric Lebaron* / En l’absence d’un mouvement interprofessionnel puissant visant l’abolition de mesures gouvernementales – comme le « plan Juppé » en 1995, la « réforme des retraites » en 2003 ou le « contrat première embauche » en 2006 –, la situation n’est pas pour autant à l’attentisme ou à la démobilisation. Le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche connaît une imposante vague de manifestations, de grèves des cours et d’actions collectives multiples et originales (cours alternatifs, interpellation des médias, des acteurs politiques, etc.), avec des tentatives d’extension à l’ensemble du système éducatif, voire des services publics (notamment la santé). Il y a là, au cœur de la société française, un foyer de contestation ­durable qui peut avoir des effets d’entraînement imprévisibles.

Illustration - Une conjonction de crises sectorielles

« Tout indique depuis quelque temps une remontée multiforme de la conflictualité. » Nascimbeni/AFP

La mobilisation du 29 janvier, qui a rassemblé, selon les sources, entre 1 et 2,5 millions de manifestants, a montré que de nombreux secteurs pouvaient manifester dans l’unité en faveur de la défense de l’emploi privé et public, contre la précarité, pour l’augmentation des salaires et la réduction des inégalités, la défense et l’amélioration des services publics et de la protection sociale. Ces grandes orientations sont réaffirmées dans l’appel pour la journée du 19 mars face à l’inflexibilité gouvernementale lors de la rencontre du 18 février. Même ponctuelle, cette mobilisation peut être interprétée comme un indicateur, parmi beaucoup d’autres, du discrédit des politiques de « réformes structurelles » réaffirmées dans le contexte de crise. Elle exprime la conscience d’une sorte de contresens historique des politiques menées aujourd’hui en France et en Europe.

Ces manifestations ont une originalité de plus, elles sont dépourvues d’objectifs précis. Quel effet cela peut-il avoir selon vous sur les manifestants ?

Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler d’absence d’objectifs précis. C’est vrai dans la mesure où ni le retrait d’un projet ni la revendication d’un objectif (hausse du salaire minimum, objectif chiffré de création d’emplois publics, etc.) ne sont en cause : les revendications de ce type (comme le retrait de la réforme du statut des enseignants-chercheurs) sont encore sectorielles et peinent à « s’universaliser ». Mais on sait que les grandes crises sociales naissent souvent de la conjonction de crises sectorielles qui « entrent en résonance ».
Dans le contexte actuel, les secteurs apparemment les plus mobilisés
– éducation-recherche, santé, transports publics, etc. – sont autant de symboles de ce que le néolibéralisme n’a cessé d’attaquer. Dans le secteur privé aujourd’hui, dans le tertiaire comme dans l’industrie, la destruction massive d’emplois nourrit l’inquiétude et suscite des mobilisations « dures » contre les licenciements et les plans sociaux. S’il est vrai qu’il n’y a pas de causalité mécanique entre inquiétude, colère et action collective (elle dépend de nombreux facteurs enchevêtrés), tout indique depuis quelque temps une remontée multiforme et parfois peu visible de la « conflictualité ».

Sarkozy a-t-il commis une erreur en entamant tant de « réformes » en même temps ?

Dans un contexte qui était celui de la bulle spéculative du secteur immobilier, d’une euphorie financière retrouvée, d’une baisse du chômage due à la conjonction d’une démographie favorable et du durcissement de la politique de radiation, Nicolas Sarkozy a pensé que les conditions étaient réunies pour rompre avec le « modèle social français » et accélérer les « réformes structurelles ». Il a cru pouvoir en finir rapidement avec les « poches de résistance », en s’appuyant sur une opinion mobilisée en faveur des « réformes ». La crise financière a brutalement modifié ce contexte : l’État providence et le secteur public semblent devenus, au niveau mondial, un atout plutôt que le boulet qu’en faisait la rhétorique de la mondialisation ; le secteur privé détruit massivement des emplois et appelle parfois l’État à l’aide ; l’accès des ménages modestes à la propriété immobilière s’éloigne avec le traumatisme des subprimes ; le monde du travail passe d’une forme de précarité dans l’emploi à la perspective du chômage de masse ; les inégalités sociales face à l’enseignement, à la culture, à la consommation s’accentuent. La « montée des incertitudes » , pour parler comme Robert Castel, effrite la croyance sur laquelle reposaient toutes les politiques publiques européennes : non seulement ces politiques n’ont pas empêché l’arrivée de la crise, mais elles en amplifient les effets.

Quel prolongement ces manifestations peuvent-elles avoir ?

Qu’adviendrait-il si ces mobilisations n’avaient finalement aucun effet ?
Il est très peu probable que le gouvernement change radicalement de doctrine économique et sociale à court terme. Les inflexions réelles, comme l’intervention publique massive dans le système bancaire, sont le produit de circonstances exceptionnelles dont il souhaite sortir au plus vite sans ­mettre en cause le « noyau dur » du credo économique néolibéral. Mais un mouvement puissant et durable du monde du travail peut unifier les résistances et les inquiétudes, et fournir un ancrage, un repère, une perspective pour un changement de cap. Plus concrètement, d’autres journées d’action devraient logiquement suivre celle du 19 mars, et un travail de convergence sur des propositions alternatives s’approfondir. Il n’est pas exclu qu’un gouvernement en difficulté croissante sur plusieurs dossiers soit contraint à des concessions substantielles pour maintenir la paix sociale.

Le mouvement social souffre-
t-il vraiment de l’absence de « débouchés politiques » ?

Des forces politiques porteuses d’alternatives renforcent évidemment le mouvement social, en lui donnant un prolongement, en articulant ses revendications avec d’autres enjeux comme la crise écologique, et surtout en faisant entrevoir une autre politique possible. Mais, dans la situation actuelle, force est de constater que les partis sociaux-démocrates adhèrent, pour l’essentiel, aux orientations économiques aujourd’hui en crise et ne savent pas vers quelle nouvelle (ou ancienne) doctrine se tourner sans renier, si j’ose dire, leurs reniements successifs. Si les autres forces de gauche – la « gauche de gauche », comme on dit parfois, à la suite de Pierre Bourdieu – connaissent apparemment un fort regain de sympathie en Europe occidentale, qu’illustre en France la popularité d’Olivier Besancenot, elles restent divisées et en quête d’un nouveau modèle idéologique.

Que seraient selon vous d’éventuels débouchés politiques ?

On peut imaginer une sorte de programme commun à la « gauche de gauche », qui contiendrait un ensemble de mesures immédiates, comme un nouveau plan de relance pluriannuel, appuyé sur les services publics, à très forte dimension environnementale et de réduction des inégalités. Il se heurterait, à coup sûr, aux institutions européennes (la Commission et la BCE en premier lieu), même s’il s’accompagnait d’une forte hausse des impôts des sociétés qui font des profits et des ménages à hauts revenus et patrimoines. Mais c’est justement à une redéfinition des objectifs de la construction européenne qu’il faut s’atteler, en faisant converger les propositions au niveau européen.

Les européennes se profilent. La mobilisation actuelle peut-elle se traduire sur ce terrain électoral spécifique ? Et comment ?

Le plus prévisible est sans doute une forte abstention dans les classes populaires, une relative faiblesse des « partis de gouvernement » et peut-être un score en hausse à gauche de la gauche malgré la division entre le NPA, LO et le Front de gauche. Reste que l’énergie politique dépensée par les militants pour obtenir, en définitive, compte tenu du mode de scrutin, un très petit nombre d’élus au Parlement européen, peut sembler démesurée et décalée face aux urgences de la période. Cette division politique, même si j’en comprends les fondements (surtout économiques et organisationnels), semble absurde et difficilement défendable. D’autant qu’il faudrait hâter des convergences au niveau européen pour pouvoir peser au Parlement face à la Commission et à la BCE.

Pensez-vous que la crise et, parmi d’autres signes, le résultat de l’élection américaine marquent un changement d’époque irréversible ?

Jean-Claude Trichet et d’autres acteurs économiques espèrent aujourd’hui en ce qu’ils appellent la « résilience » du système financier mondial, une fois rétabli un sain « management du risque » sous l’égide des banques centrales. Les politiques, en particulier Barack Obama, semblent avoir durablement intégré l’idée d’un retour à une forme pragmatique d’interventionnisme conçu comme un mal nécessaire face aux imperfections des marchés. Les uns et les autres voient plutôt la situation créée par la crise financière comme une sorte de parenthèse qui devrait se refermer en 2010. Rappelons-nous 1982-1983 en France : une parenthèse idéologique ne se referme pas toujours aussi vite que certains le voudraient. Le néolibéralisme s’est installé sur la durée dans un climat d’affaiblissement des mouvements sociaux et d’effacement des clivages politiques, sans parler de l’épuisement du modèle soviétique. Un éventuel dépassement n’est concevable que sur fond de luttes sociales et politiques intenses qui supposent elles-mêmes l’horizon d’une alternative globale.

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29 janvier, 19 mars... Et maintenant ?
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