Les athlètes lèvent-ils toujours le poing ?

Partout dans le monde et à toutes les époques, des sportifs ont pris position contre des régimes autoritaires ou les discriminations, parfois au péril de leur carrière.

Lucas Sarafian  • 26 avril 2024 abonné·es
Les athlètes lèvent-ils toujours le poing ?
Le 23 août 2017, à New York, soutien au quarterback Colin Kaepernick, qui s’était agenouillé pendant l’hymne états-unien lors de matchs, pour protester contre les violences policières.
© Drew Angerer / Getty Images / AFP

C’est un mythe bien répandu : le sport ne serait pas politique. Emmanuel Macron en rêve. « Je pense qu’il ne faut pas politiser le sport », lâche-t-il en novembre 2022. Le chef de l’État participe alors à un sommet international à Bangkok. Interrogé sur la Coupe du monde de football au Qatar, il botte en touche. Le bilan carbone de l’événement ? Balayé. Le non-respect des droits humains du pays hôte ? Ignoré. Les conditions d’attribution de ce mondial ? Rien à ajouter. En clair, le sport serait un petit univers hermétique à un quelconque mouvement ou discours politique.

Cette vision est présente dans de nombreuses institutions sportives. Durant ce mondial au Qatar, plusieurs sélections nationales ont envisagé que leur capitaine porte un brassard aux couleurs arc-en-ciel, en signe de soutien à la communauté LGBT dans ce pays qui ne leur reconnaît aucun droit. L’initiative a été fermement refusée par la Fédération internationale de football (Fifa).

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La vision d’un sport apolitique est contredite par Carole Gomez, chercheuse en sociologie du sport à l’Institut des sciences du sport de l’université de Lausanne (Issul). Selon elle, cette perception est dénuée de toute réalité : « Contrairement à ce qui est souvent dit, le sport a toujours été traversé par des enjeux politiques, et des sportifs ont pu s’exprimer sur divers sujets de manière discrète ou plus visible. »

De nombreux exemples historiques viennent appuyer sa thèse. En 1938, le cycliste italien Gino Bartali remporte le Tour de France. Lorsqu’il monte sur la plus haute marche du podium, l’athlète refuse d’exécuter le salut fasciste. Un mois plus tôt, pourtant, les joueurs de l’équipe nationale italienne de football l’avaient fait alors qu’ils venaient de remporter la Coupe du monde face à la Hongrie.

En 1967, la légende de la boxe Mohamed Ali refuse de servir l’armée américaine dans la guerre du Vietnam. La même année, la coureuse Kathrine Switzer ose prendre le départ d’un marathon à une époque où les femmes n’ont pas le droit de courir plus de 800 mètres en compétition internationale. En 1968, aux Jeux olympiques de Mexico, les sprinteurs afro-américains Tommie Smith et John Carlos, 1er et 3e lors de la finale du 200 mètres, montent sur le podium et lèvent le poing en signe de protestation contre la discrimation raciale aux États-Unis. Ils sont soutenus par l’Australien Peter Norman, qui, sur la 2e marche du podium, arbore un badge de -l’Olympic Project for Human Rights.

Visibilité

Plusieurs cas de figure similaires existent. Pourtant, difficile d’y voir un mouvement massif de politisation du sport. « Les sportifs ont toujours eu des expressions politiques. Ce qui a changé, c’est que l’impact de ces prises de position est plus important depuis quelques années car la visibilité du sport est bien plus forte : des dizaines de pays diffusent les événements internationaux et les enjeux économiques se sont démultipliés. Certaines paroles de sportifs sont plus relayées, elles traversent donc d’autres sports et atteignent bien plus de monde », développe Carole Gomez.

Aujourd’hui, les sportifs sont nombreux à s’exprimer et à prendre position sur des sujets de société. « C’est presque un retour à la première saison de la politisation des sportifs dans les années 1930, quand des athlètes protestaient contre des régimes autoritaires », observe Paul Dietschy, professeur d’histoire contemporaine spécialiste du sport à l’université de Franche-Comté.


La joueuse de tennis japonaise Naomi Osaka répond à une interview avec un masque portant le nom de George Floyd. (Photo : Matthew Stockman / Getty Images North Amercia / Getty Images VIA AFP.)

Black Lives Matter figure comme un point de bascule. Nombreux sont les athlètes à avoir mis un genou à terre. C’est en 2016 que Colin Kaepernick lance le mouvement. La star du football américain et quarterback (poste offensif) des 49ers de San Francisco, s’agenouille pendant l’hymne de son pays. En pleine campagne présidentielle, il s’oppose aux violences policières systémiques aux États-Unis. Il n’a plus retrouvé de club après ce geste. Mais son message politique s’est déployé.

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« Ce geste de protestation a beaucoup été reproduit », raconte Carole Gomez. La joueuse de football américaine du Reign de Seattle Megan Rapinoe et l’icône du basket LeBron James l’ont imité quand les manifestations se sont multipliées à la suite de la mort de George Floyd. Le symbole a même atteint le monde si aseptisé de la Formule 1. Avant le départ du grand prix d’Autriche en 2020, ce sont 13 pilotes qui ont mis le genou à terre.

Partout dans le monde, des athlètes ont pris position et de nouvelles voix ont émergé. En Afghanistan, les joueuses de l’équipe nationale de football ont tenté d’alerter à de multiples reprises la Fifa sur les abus sexuels que certaines avaient subis de la part des dirigeants de leur fédération. En Inde, des lutteuses de haut niveau ont dénoncé pendant des mois les agressions sexuelles du président de leur fédération. En Turquie, l’équipe nationale féminine de volley, l’une des favorites des prochains Jeux olympiques à Paris régulièrement ciblée par les critiques venues de groupes ultraconservateurs, défie la politique islamique et nationaliste de Recep Tayyip Erdogan.

Ce sont les athlètes « starisés » dans leur discipline, conscients de leur influence, qui s’engagent le plus. 

« Les mobilisations sociétales imprègnent de plus en plus le monde du sport. Mais il faut admettre que ce sont des figures plutôt connues dans leur discipline qui prennent position. Même si leur parole est contrôlée, par leurs agents par exemple », affirme Valentin Guéry, chercheur postdoctoral rattaché à l’Institut des sciences sociales du politique de l’université Paris-Nanterre. En effet, ce sont les athlètes « starisés » dans leur discipline, conscients de leur influence, qui s’engagent le plus. 

En 2020, année du déploiement de la pandémie de covid, l’attaquant de Manchester United, le footballeur Marcus Rashford milite pour que la politique des repas gratuits distribués aux enfants les plus pauvres d’Angleterre soit prolongée pendant les vacances, obligeant le gouvernement conservateur de Boris Johnson à aller plus loin dans le -budget alloué à ces « free meals ». La même année, lors de l’US Open, c’est la tenniswoman japonaise – l’une des plus talentueuses dans son sport – Naomi Osaka qui porte, en entrant sur le court à chaque match, un masque avec le nom d’une victime afro-américaine tuée par la police ou à la suite de violences racistes.

Omerta

En France, les joueurs de l’équipe de France Kylian Mbappé et Antoine Griezmann ont dénoncé les violences policières en soutenant Michel Zecler, ce producteur de musique agressé par des policiers en 2020. L’attaquant du Paris-Saint-Germain a été l’un des premiers sportifs français à s’exprimer après la mort de Nahel, cet adolescent de 17 ans tué par la police à Nanterre (Hauts-de-Seine) en juin 2023. « La question antiraciste fédère la communauté sportive. Il y a un mouvement de bloc », ajoute Valentin Guéry. 

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Des athlètes ont porté d’autres sujets. Les footballeuses Megan Rapinoe et Ada Hegerberg, l’attaquante norvégienne de l’Olympique lyonnais, militent pour l’égalité des primes dans leurs sélections nationales respectives. Quelques voix ont aussi soutenu la cause palestinienne. Le milieu offensif français du Real Betis Nabil Fekir a appelé au retour de «la justice et la paix». La légende française du football français Éric Cantona a aussi soutenu le peuple palestinien : « “Free Palestine” signifie qu’il faut arrêter d’enfermer près de 2,3 millions de Palestiniens, dont la moitié sont des enfants, dans la plus grande prison à ciel ouvert. »

«Il y a une politisation croissante. Mais, au demeurant, c’est extrêmement faible. Les sportifs ne s’expriment quasiment jamais quand on les interroge sur la situation politique d’un pays. Les prises de position politiques restent rares »,relativise Carole Gomez. « Les athlètes ne s’épanchent pas sur le paysage politique de leur pays. Ils sont peu nombreux à s’être opposés publiquement à Marine Le Pen lors du second tour de la présidentielle en 2022, contrairement à 2002, quand de nombreux sportifs ont signé des pétitions contre Jean-Marie Le Pen », pointe Valentin Guéry.

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« Depuis une dizaine d’années, des champions veulent s’exprimer davantage, reconnaît le chercheur Paul Dietschy. Ils savent qu’ils ont de l’influence et l’utilisent pour promouvoir les valeurs sociétales qu’ils veulent défendre. Mais il y a des omertas sur certains sujets. Sur la question de l’homosexualité ou les droits LGBT, c’est un peu plus timide. » Même si certains sportifs s’investissent dans cette cause.

En 2019, Antoine Griezmann, dans une interview accordée au média LGBT Têtu, lâche : « L’homophobie n’est pas une opinion, mais un délit. Et désormais si un joueur tient des propos homophobes sur le terrain, je pense que j’arrêterai le match. Parce qu’il faut que ça change. » Des propos très commentés dans le football, sport très timide en matière de lutte contre l’homophobie. En mai 2023, alors que la Ligue de football professionnelle (LFP) organise durant un week-end sa campagne contre l’homophobie, plusieurs joueurs de Ligue 1 et de Ligue 2 préfèrent déclarer forfait plutôt que de porter un maillot aux couleurs arc-en-ciel. En clair, des progrès restent à faire.

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Société
Publié dans le dossier
Sport et luttes
Temps de lecture : 8 minutes