La littérature au kilomètre

Certains veulent opposer une nouvelle « littérature de voyage »
à un supposé esprit nombriliste et formaliste. Une posture absurde et démagogique autant qu’infondée.

Christophe Kantcheff  • 22 juillet 2010 abonné·es

Au début des années 1990, il y avait comme une urgence : la littérature française avait besoin d’inédit, de nouveau. Alors on inventa une notion renversante de fraîcheur : la « littérature de voyage » ! Après l’Odyssée d’Homère, Don Quichotte de Cervantès, De l’Allemagne de Mme de Staël ou encore Voyage en Italie de Giono, la chose semblait en effet s’imposer.

Trêve de plaisanterie. La littérature de voyage n’a évidemment pas attendu la fin du XXe siècle pour venir au monde. Pas plus en France qu’ailleurs. C’est pourtant à cette époque que, dans la lignée du travel writing alors en vogue aux États-Unis, quelques esprits en mal d’oxygène lancèrent cette appellation. L’initiateur, qui reste aujourd’hui à la pointe de l’offensive, s’appelle Michel Le Bris. Auteur, en 1992, de Pour une littérature voyageuse, et fondateur du festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, Michel Le Bris a progressivement réussi à transformer la notion de « littérature voyageuse » en cause politique – celle-ci, représentée notamment par des écrivains des « marges » du monde, soutiendrait la cause anticolonialiste. Mais aussi en label commercial : classification de nombreux écrivains dans cette catégorie, création de plusieurs collections, dont celles dirigées par Le Bris.

Cette promotion de la « littérature de voyage » s’appuie sur un procès : celui fait au formalisme, à l’idéologie et au nombrilisme. Le Bris se contente ainsi de proférer deux clichés d’une littérature française asphyxiée par le Nouveau Roman et par le structuralisme, et incapable de sortir de la tradition intimiste. Une attaque conformiste et démagogique qui – est-ce une surprise ? – est très prisée par les médias.

Rebelote en 2007 : Michel Le Bris, en compagnie de Jean Rouaud, fait paraître un manifeste dans le Monde, « Pour une “littérature-monde” en français ». Les termes en sont encore plus caricaturaux. Les auteurs saluent la fin de « l’interdit de la fiction » et se réjouissent qu’une nouvelle « effervescence créatrice » soit à l’œuvre, due à « la jeune génération débarrassée de l’ère du soupçon ». La « littérature voyageuse », ou sa nouvelle mouture, la « littérature-monde », comme véritable entrée dans le réel après des décennies d’idéologie et d’aveuglement. Naïveté pour naïveté : c’est comme si le voyage dans la langue se comptait au nombre de kilomètres parcourus…

Publié dans le dossier
Voyager sans avion
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