Les congés payés : la conquête du temps

Denis Sieffert  • 22 juillet 2010 abonné·es

Pour voyager, il faut du temps. Or, nous sommes inégaux devant le temps. La conquête du temps, au même titre que la vente au meilleur prix de sa force de travail, est pour le prolétaire – littéralement, celui qui vit de son travail – un enjeu de la lutte des classes. Les étés 1936, 1937, 1938 furent à cet égard de grands moments de conquête sociale. Pour la première fois, la France ouvrière allait pouvoir « voyager ». Un voyage nécessairement sans avion : les longs courriers n’en étaient encore qu’à l’âge héroïque de l’Aéropostale. On voyagea un peu par le train, parfois, pour les Parisiens, jusqu’aux plages normandes : Houlgate plutôt que Deauville, trop bourgeoise. Souvent, on se déplaça avec ce drôle d’engin : le tandem. L’homme et la femme pédalaient en rythme dans la vallée de Chevreuse, un ou deux bébés sanglés sur des chaises d’enfant. Les plus audacieux mettaient le tandem dans le train pour gagner les rives de la Loire, puis on chevauchait le double vélo pour visiter les châteaux de la Renaissance : Amboise, Chenonceau, Azay-le-Rideau, Chambord… L’effort était entrecoupé de pique-niques devenus légendaires dans le récit familial. Ce n’était pas seulement le temps, c’était la liberté et la culture. Une liberté éphémère, presque illusoire, mais la liberté quand même. On identifiait volontiers cette conquête au Front populaire.

À tort. Ce sont les grandes grèves qui ont paralysé la France industrielle à partir du 11 mai 1936 (tout est parti des usines Bréguet du Havre) qui ont créé un rapport de forces favorable. Fin mai, ce sont deux millions d’ouvriers et d’employés qui ont cessé le travail et qui occupent les usines. « Cette grève en elle-même est une joie. Une joie pure, une joie sans mélange », écrit la philosophe Simone Weil (1909-1943) dans la Révolution prolétarienne du 10 juin 1936. « Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours, poursuit-elle, mais on n’y pense pas. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission. Des souvenirs […] qui laisseront un peu de chaleur humaine sur tout ce métal. »

Les accords Matignon, signés le 7 juin par les syndicats et le patronat, sous l’égide du gouvernement de Front populaire, visaient surtout à faire cesser les grèves. Pour cela, les patrons concédèrent une moyenne de 12 % d’augmentation salariale, et des accords sur les conventions collectives. Les gains de pouvoir d’achat ont tôt fait d’être annulés par l’inflation. Reste le temps conquis pour le repos, les loisirs et les vacances : la semaine légale est fixée à 40 heures, et deux semaines de congés payés sont concédées aux salariés. Le voyage commence le week-end. Pour les Parisiens, c’est une virée sur les bords du lac d’Enghien, ou dans les bois de Vincennes et de Boulogne, ou encore sur les bords de la Marne, où fleurissent les fameuses guinguettes.
Le bal musette est au sommet de sa gloire.

Publié dans le dossier
Voyager sans avion
Temps de lecture : 3 minutes