Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain : « Nous sommes tous des minorités »

À l’heure d’un monde globalisé, l’émergence de voix nouvelles devrait être appréhendée comme une richesse et non comme une menace pour le pacte républicain. Deux spécialistes reviennent sur ce débat très français.

Politis  • 28 février 2013 abonné·es

Depuis plus d’une décennie, l’angoisse devant la menace supposée que constitueraient les « groupes minoritaires » en France a glissé progressivement de l’extrême droite, où elle est à la fois endémique et essentielle, vers la droite, jusqu’à atteindre même une partie de la gauche. Certes, pour quiconque défend son attachement à la patrie et à ses fondements, la multiplication des identités minoritaires peut sembler une remise en cause profonde des principes républicains, voire conduire à la parcellisation de la communauté nationale. Cependant, il apparaît que l’émergence de voix nouvelles, expression d’identités politiques, religieuses ou culturelles conçues comme subalternes et en quête de davantage de visibilité et de reconnaissance au sein de la société française, est d’abord le résultat de la fragilisation de notre roman national et du mythe de l’égalitarisme républicain. Dans le contexte français, les minorités les plus diverses s’affirment aujourd’hui en exprimant, de façon parfois véhémente, des revendications de toutes sortes. Pour leurs contempteurs, ces demandes représentent une atteinte à l’intégrité de la communauté nationale, alors qu’en réalité elles constituent sans doute moins une agression qu’une chance pour la France. Pourtant, les conditions de l’acceptation de ces revendications minoritaires par la majorité environnante, fonction à la fois du degré d’intégration – voire de proximité avec les sphères du pouvoir – des membres de la minorité concernée et du contexte social général dans lequel ces doléances sont formulées, sont loin d’être remplies. Actuellement, alors même que nous nous trouvons dans une situation de crise propice au repli identitaire, les révoltes émanent le plus souvent de groupes peu représentés parmi les élites de la société française. Ainsi, faute de relais suffisants, plutôt que d’être interprétées comme le signe d’une volonté forte d’intégration à la vulgate égalitaire républicaine (elles témoignent en réalité souvent d’un profond désir de justice sociale et sociétale), elles sont appréhendées comme autant de tentatives pour remettre en question le contrat national et républicain.

Certains dénoncent par ailleurs comme un danger l’émergence et l’affirmation de cultures « étrangères ». Tout fantasme réactionnaire de l’altérité mis à part, rappelons qu’une identité culturelle différente ne correspond pas nécessairement à une identité divergente. L’idée d’un particularisme source de richesses pour l’ensemble de la nation française est une notion qu’on retrouve ainsi dès les origines du nationalisme hexagonal, chez Jules Michelet notamment. Une minorité religieuse, celle des Juifs de France, a d’ailleurs fait sienne cette conception dès les années 1920. À cette époque, le judaïsme français connaît une exceptionnelle efflorescence culturelle. Certaine que l’affaire Dreyfus appartient désormais au passé, rassurée par le blanc-seing de Maurice Barrès, aux yeux duquel les israélites français, en payant le prix du sang lors de la Première Guerre mondiale, ont définitivement prouvé leur attachement à la patrie, une partie de l’ intelligentsia juive revient alors sur les dogmes de l’israélitisme du XIXe siècle, assumant ouvertement la spécificité culturelle et historique des Juifs au sein même de la nation. S’agit-il là, pour le judaïsme français, de remettre en cause les principes de 1789, et de s’opposer ainsi à la République et à ses valeurs ? Certainement pas. Beaucoup de ses grandes figures à l’époque sont, comme leurs coreligionnaires des générations précédentes, des « fous de la République ». Ils assument simplement un particularisme conçu comme un enrichissement pour cette dernière et pour la nation française. Toutefois, on le sait, une décennie plus tard, la crise internationale bouleversera la donne…

Aujourd’hui, alors que notre pays est confronté à un contexte de crise comparable, les velléités de certains groupes minoritaires pour faire entendre une voix spécifique sont régulièrement confrontées au discours d’une « majorité » qui les ramène à leur refus supposé de s’intégrer, masquant par là même leurs propres craintes de voir se transformer le visage de la France. Cependant, les Français se convertissent progressivement à la postmodernité et à ses incertitudes, à ses identités instables, fluctuantes, fragmentées et interstitielles. Élaborées sous la forme de groupes, celles-ci sont souvent qualifiées d’imaginaires, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles sont irréelles mais plutôt que leurs contours demeurent imperceptibles. Les identités minoritaires se construisent certes essentiellement autour de représentations partagées de la discrimination ou de la relégation, mais elles sont pour autant loin d’être fixes. Quant à la revendication d’appartenance à une majorité, elle tient tout particulièrement de l’imaginaire, s’apparentant à une bouée de sauvetage pour quiconque se sent manquer de repères. Ainsi, parce que le concept de minorité est moins numéraire qu’identitaire, parce qu’il correspond aussi bien à une définition positive et conquérante de l’identité qu’à un repli sur soi, nous sommes tous devenus, dans un monde globalisé et postmoderne, des minorités, et nos identités forment autant de territoires informels et perméables. L’imaginaire communautaire, si riche et développé au niveau de groupes définis en se fondant sur une identité restreinte, est-il encore envisageable à l’échelle nationale ? La réponse n’est pas certaine. Si le patriotisme peut offrir un outil solide pour le vivre-ensemble, il faut alors relever le pari de le reconstruire par le biais du respect des différences et d’un élan commun dont les conditions ne sauraient être créées sans emprunter le chemin de l’égalité et de la justice sociale sur tous les terrains, formels et informels, de la République.

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