Le soir où Monseigneur est venu dîner à la maison

Marie-Édith Alouf  • 7 mars 2013 abonné·es

On a tous nos mythologies familiales. Ces références et private jokes aussi efficaces que des photos dans la remémoration des époques et des ambiances, et qui résistent à l’épreuve du temps. Chez moi, ça tourne autour d’une fantaisie langagière qu’avait ma fille quand elle a commencé à parler, qui était d’inverser les sons et les mots (« la sou-hire », « je pas dors »), et d’utiliser sans modération le verbe faire en auxiliaire (« Je te fais montrer »). On trouvait ça tellement rigolo, son père et moi, qu’on s’est mis à parler comme elle, au mépris de toutes les préconisations éducatives. Aujourd’hui, elle a 14 ans et on a toujours ce genre de dialogue : « Tu peux me faire poster cette lettre aux impôts s’il te pèle ? – OK ! Je vais ça faire. » Évidemment, il faut veiller à changer de module dans la vie extérieure. Ce qui n’empêche pas les fuites, comme quand une collègue m’indique comment déplanter mon ordinateur et que je hurle devant cinq personnes qui me croient imbattable en langue française : « Ça pas marche ! » Ça, c’est ma mythologie familiale de mère. Dans mon existence de fille cadette, mon clou mythologique, mon punctum familial, c’est sans conteste le soir où Monseigneur Nasrallah est venu dîner à la maison.

Que je vous présente. Monseigneur Nasrallah, dans ces années 1970 qui fleuraient bon la toile de jute et le polystyrène, était l’archiprêtre de l’église Saint-Julien-le-Pauvre, à Paris, dans le Quartier latin. Et quand vous êtes (comme mon père) un Libanais de Paris, de confession grecque-catholique, eh bien vous allez le dimanche à Saint-Julien-le-Pauvre, fervent croyant ou non : cette appartenance communautaire est un élément de votre identité. Cette église est aussi un lieu subtil de représentation. Ainsi, le moment de la communion est stratégique, car, en vous tendant son morceau de corps du Christ, Monseigneur Nasrallah vous invite – ou pas – à venir boire le café chez lui après la messe, avec d’autres paroissiens. C’est un honneur très couru, donc il faut absolument aller communier, quand bien même on aurait tué un homme la veille ou mangé un croissant avant de venir. Entre le pain et le vin, c’est là l’occasion de pieux dépits : « Vous avez vu ? Ça fait deux fois de suite qu’il invite Fouad et Aïda… » Mais le vrai fin du fin, c’est d’avoir Monseigneur à sa propre table. C’est ça qui est trop frais.

Un jour, mon père avait décroché le pompon. On aurait de l’archiprêtre au dîner. Ma mère, soucieuse de séparation de l’Église et de la Maison, n’était que modérément emballée, mais elle avait consenti à dégainer son canard aux pêches. Elle avait tout de même formulé deux conditions non négociables : tradition ou pas, ses filles ne baiseraient pas la bague en améthyste du glorieux invité, et elles lui diraient « bonjour monsieur », « comme au boucher ». Cela dit, j’aurais aussi bien pu l’appeler Monseigneur sans avoir l’impression de faire excès de révérence, puisque je croyais que c’était son prénom (et quand il était petit, sa maman l’appelait Monseigneurounet ?). Monseigneur arrive donc chez nous en grande tenue de Monseigneur, longs cheveux blancs et barbe grise, robe noire sous crucifix argent – pour un dîner en ville, la mitre aurait été un peu trop. La table est dressée dans le salon, mes couettes sont d’équerre et ma sœur a tombé le chapeau de cow-boy. Mon père, fébrile, multiplie les ahlan wa sahlan  [^2]. Là, il faut que je vous présente un autre membre de la famille. Dix centimètres, belle couleur sable : Sam le hamster. Et comme on ne met pas un membre de la famille en cage, l’animal vit sa petite vie tranquille dans l’appartement, ronge les plinthes à sa guise, répond à l’appel de son nom et regarde la télévision le soir dans le canapé. On a juste pris l’habitude de faire gaffe où on met les pieds et de soulever les coussins avant de s’asseoir. Nous étions donc là, belle petite famille chrétienne d’Orient, à déguster notre avocat aux crevettes en parlant gravement de conjoncture internationale quand, soudain, Monseigneur a bondi de sa chaise en hurlant et en agitant ses jupes. Passé le temps de la stupeur (mon Dieu, pourquoi ce french cancan ? Faut-il appeler un exorciste melchite ?), on a compris où se nichait le probzo. Sam, en vadrouille sous la table, était allé se fourrer sous la soutane et avait grimpé le long de la jambe de l’émissaire divin. Arrivé en haut, il s’était agrippé allez savoir à quoi et, affolé, ne pouvait en redescendre. Mon père, dans un sursaut de sang-froid, a finalement plongé la main où il fallait pour décrocher le rongeur, qui a filé comme un dératé cuver son blasphème derrière un meuble.

Foin des couettes et du canard aux pêches, les agapes ont été écourtées, et Monseigneur, fumasse, raccompagné à sa cure. Pas loin de quarante ans après, chez moi, il suffit de prononcer les mots « hamster » et « soutane » pour qu’aussitôt l’hilarité reparte (quoique un peu jaune chez mon père). Un seul des deux termes suffit même parfois à allumer les yeux et agiter les commissures. Monseigneur n’est jamais revenu dîner, mais nous, on a une pépite dans l’album de famille. Play it again, Sam !

[^2]: « Bienvenue », comme vous l’aurez deviné.

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