Le gouvernement des lobbies

Pour Dominique Plihon, les reculs du gouvernement témoignent de la similarité des politiques économiques de gauche et de droite.

Dominique Plihon  • 7 novembre 2013 abonné·es

La France est le théâtre d’une tragédie dont les actes se succèdent et se ressemblent dangereusement. Cette tragédie met en scène les victoires successives des lobbies. C’est-à-dire des groupes d’intérêts particuliers face à un gouvernement qui trahit ses engagements politiques. Acte 1 : le lobby bancaire obtient l’abandon par l’exécutif et les élus de ce qui devait être l’une des mesures phares destinées à domestiquer les banques : la séparation des activités de banque de détail et de banque d’investissement. La loi bancaire votée en juin 2013, qualifiée de « non-réforme » par l’ONG Finance Watch [^2], est la moins contraignante parmi les pays européens.

L’acte 2 du drame nous fait vivre les reculs successifs du pouvoir élu sur la fiscalité. Dans la première scène, le gouvernement fait machine arrière devant le mouvement des « pigeons » contre la réforme des plus-values mobilières. C’est ensuite une volte-face concernant la contribution sur l’excédent brut d’exploitation initialement prévue dans le projet de loi de finances, suivie d’un recul face au tollé des représentants des institutions financières, sur l’harmonisation des prélèvements sociaux des produits d’épargne au taux de 15,5 %. Les scènes suivantes nous enfoncent encore plus dans le drame du renoncement. Le gouvernement bat en retraite face à deux mesures fiscales emblématiques : l’écotaxe et la taxe sur les transactions financières (TTF). Elles symbolisaient deux orientations politiques stratégiques : d’une part, l’organisation des transitions énergétique et écologique ; d’autre part, la lutte contre la spéculation financière. La FNSEA et les chefs d’entreprise bretons ont instrumentalisé la taxe poids lourds, décidée en 2009 à la suite du Grenelle de l’environnement, et qui devait entrer en vigueur au 1er janvier 2014, en l’accusant d’être la cause des licenciements annoncés dans les grands groupes alimentaires. Le transport routier représente 99 % du trafic fret en Bretagne, ce qui en fait une des régions les plus polluées par les émissions de CO2. Cette politique des transports mobilise des moyens financiers importants pour l’entretien des routes, limite le report modal au détriment des modes alternatifs, comme le fer ou le maritime, aux dépens de l’environnement et de la sécurité routière. Au lieu d’avoir le courage politique de défendre l’impératif écologique, le gouvernement Ayrault cède face aux lobbies et suspend l’écotaxe, qui aurait constitué l’amorce d’une politique de transition écologique.

Le scénario du recul face aux lobbies se répète pour la TTF. La Commission européenne, longtemps opposée à la taxe Tobin, a finalement proposé une directive sur la TTF. Onze pays membres de l’Union européenne – dont la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne – se sont portés volontaires pour appliquer cette directive dans le cadre d’une coopération renforcée. Or, en mai 2013, un an après son arrivée au pouvoir, le gouvernement socialiste trahit ses engagements en décidant de s’opposer à la directive européenne, jugée « excessive » par Pierre Moscovici. Récemment, Bercy a fait barrage à un amendement du rapporteur général du Budget, Christian Eckert, destiné à appliquer la TTF au trading à haute fréquence. Il est vrai que le lobby financier s’est livré à de violents assauts contre la TTF. Ainsi, Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France et allié des banques, a affirmé que le projet de la Commission était une erreur. Reprenant l’argument des financiers, Bernard Cazeneuve, ministre du Budget, met en garde : la TTF réduira la liquidité des marchés financiers. Or, ce résultat est exactement celui recherché par les défenseurs de cette taxe ! Il est en effet impératif de réduire la taille des marchés et de faire payer les spéculateurs. Le gouvernement français est devenu l’un des principaux opposants au projet européen de TTF, alors que la nouvelle coalition gouvernementale en Allemagne, entre la CSU et le SPD, a décidé de soutenir cette mesure. Tous ces épisodes pathétiques de trahison des engagements politiques conduisent à d’inquiétantes conclusions. Il n’y a plus de différence entre les politiques économiques de gauche et de droite. Ceux qui gouvernent aujourd’hui n’ont pas de véritable projet politique alternatif à opposer au pouvoir des lobbies patronaux. La collusion des élites au sein de l’oligarchie politico-financière engendre une dangereuse crise de la démocratie, et les prochaines échéances électorales, municipales et européennes, risquent d’en porter la trace.

[^2]: 11 février 2013, www.finance-watch.org

Temps de lecture : 4 minutes