Les « gentrifieurs » à l’assaut de Paris

La capitale s’est vidée de ses classes populaires. La géographe Anne Clerval analyse cette évolution, résultat d’un processus plus complexe qu’il n’y paraît.

Olivier Doubre  • 5 décembre 2013 abonné·es

La « gentrification » parisienne, néologisme formé à partir du mot anglais gentry, que l’on peut traduire par « bonne société », synonyme de raréfaction des classes populaires dans Paris intra-muros (et même désormais dans certains quartiers de la petite couronne), « n’est pas un accident ». Fait incontestable aujourd’hui, c’est une « forme de violence sociale, de dépossession » et, plus largement, un processus « par lequel l’espace urbain central est adapté à l’état actuel des rapports sociaux » .

Privilégiant une approche globale de la capitale, des dynamiques spatiales à l’œuvre et de leurs conséquences sociales, la géographe Anne Clerval a couplé une analyse des données statistiques des recensements entre 1982 et 2008 à des enquêtes de terrain menées au cours de la décennie 2000 dans plusieurs quartiers de Paris « situés à différents stades de progression de la gentrification ». Or, s’il « se traduit par des formes variées dans les différents quartiers », « l’embourgeoisement général de la population de Paris », où se concentrent désormais les classes sociales favorisées à un niveau bien plus élevé que celui du reste de l’Île-de-France et plus encore de l’Hexagone, a commencé par la déréglementation des loyers initiée dans les années 1980, notamment par la loi Méhaignerie de 1986. Même si cette déréglementation a été un peu corrigée par la loi Mermaz de 1989, le prix des loyers a entamé une hausse qui ne s’est jamais démentie. C’est là, bien sûr, la première grande cause de la gentrification. Toutefois, le phénomène est plus complexe qu’une simple explication par l’accroissement des prix de l’immobilier. Sa compréhension demande d’examiner « les héritages de la division sociale de l’espace parisien et francilien » (la vieille différence est/ouest), mais aussi « l’ensemble des processus d’embourgeoisement qui travaillent ces espaces depuis plusieurs décennies ». Car la gentrification est un phénomène bien différent de celui qui touche les beaux quartiers, dont les catégories populaires, souvent employés de service (concierges, gens de maison, jadis dans de petits rez-de-chaussée ou des chambres de bonne), ont été exclues et doivent désormais se loger loin de leur lieu de travail. Il s’agit de la transformation d’un « espace bâti, le quartier ancien », et d’un « espace approprié et signifiant, le quartier populaire ». Ces quartiers, jusqu’ici dévalorisés par la vétusté de leur bâti et leur appropriation par les classes populaires, sont alors « valorisés et embellis à la mesure de l’attractivité que pouvait susciter leur position centrale dans la ville ou leur proximité du centre ». Une centralité, précise la géographe, qui « n’est pas donnée d’avance » mais révèle « une construction sociale que la gentrification contribue à renforcer et à recomposer » .

Les « gentrifieurs » investissent donc un quartier jadis populaire, au « bâti ancien disponible » quoique délabré, comprenant souvent une part de locaux industriels ou d’ateliers délaissés du fait de la désindustrialisation de Paris et de l’attractivité des logements neufs construits en périphérie à partir des années 1960. Les artistes ou professions intellectuelles peu fortunées, véritable « avant-garde » de la gentrification future, y viennent d’abord pour ses prix assez bas par rapport au marché, sensibles à l’originalité des espaces et au caractère « authentique » du quartier. Ils forment ces « gentrifieurs marginaux », davantage dotés de capital culturel que de capital tout court, prêts à réaliser eux-mêmes les travaux de rénovation. Suivent bientôt de petits entrepreneurs, acquéreurs d’anciens cafés, de salles de spectacles ou de boutiques, qu’ils transforment « dans un mélange subtil entre tradition et modernité », entre Wi-Fi et vieux meubles, contribuant à changer l’atmosphère du quartier. Certaines parties de Ménilmontant, de Belleville, du quartier Château-Rouge, mais aussi des Lilas, du Bas-Montreuil ou de Montrouge sont autant d’exemples de ce processus. Enfin, le travail d’Anne Clerval n’oublie pas le rôle « ambigu » des politiques publiques locales d’urbanisme, entre aides à la rénovation et développement du logement social (mais souvent « intermédiaire ») – menées notamment par la municipalité Delanoë depuis 2001 –, qui, pavées de bonnes intentions à caractère social, ne sont pas, loin de là, un frein à la gentrification de ces quartiers. La géographe cite ainsi l’exemple de Belleville : dès le début des années 1980, le sociologue Patrick Simon avait montré que la construction de logements neufs intermédiaires, entraînant « l’éviction des ménages les plus pauvres », pouvait être « un facteur d’embourgeoisement » d’un quartier populaire.

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