Jean-Marie Harribey : « Le socialisme de l’offre n’est pas un socialisme »

Pour Jean-Marie Harribey, les orientations politiques du pacte de responsabilité détaillé par le président de la République lors de sa conférence de presse du 14 janvier ignorent la nature de la crise et vont alimenter un puits sans fond.

Thierry Brun  • 30 janvier 2014 abonné·es

Depuis le 27 janvier, le Premier ministre reçoit les partenaires sociaux pour préparer le chantier du pacte de responsabilité. Pacte dans lequel sont prévus 30 milliards d’euros d’allégement de charges portant sur les cotisations familiales pour les entreprises. La CGT défendra d’autres propositions lors d’une journée nationale de mobilisation, le 6 février, qui sera suivie par celle du collectif Non à la hausse de la TVA [^2], le 8 février à Paris.

Au regard de la situation budgétaire de la France, l’engagement de mettre en place un pacte de responsabilité prévoyant un allégement de 30 milliards d’euros pour les entreprises est-il tenable ?

Jean-Marie Harribey : Contre l’idée stupide que « l’offre crée sa propre demande », même certains patrons ont dit que les entreprises n’embauchent que si elles ont des commandes. Car la situation des entreprises est caractérisée par un double manque : d’une part, celui d’une demande de biens de consommation, au regard de ce qu’elles peuvent produire ; d’autre part, celui d’une demande de biens d’investissement, au regard des besoins de réorientation de l’appareil productif. Les entreprises souffrent moins d’un manque de profits que d’une mauvaise utilisation de ceux-ci. Le plus probable est que les 30 milliards accordés aillent dans un puits sans fond.

François Hollande soutient que cette politique relancera la croissance et l’emploi. Cette recette est-elle efficace ?

Nous avons l’expérience de plus de vingt ans d’allégements de cotisations sociales, sans que la courbe du chômage n’ait été inversée. Les deux seules brèves périodes où le chômage a été réduit significativement sont celles où il y a eu une forte réduction du temps de travail (de 1997 à 2001) ou une reprise de la croissance économique (de 1997 à 2001 et de 2005 à 2007). Jamais grâce à une baisse des cotisations sur les bas salaires. Celle-ci constitue un effet d’aubaine ou bien se limite à une substitution d’un type d’emploi à un autre, en encourageant les entreprises à embaucher à bas salaires. La propagande sur le prétendu coût du travail est d’autant plus virulente qu’il faut dissimuler ce que coûte le capital à la collectivité. En 1972, les dividendes nets versés par les sociétés non financières représentaient 3,65 % de leur valeur ajoutée brute (VAB), pour un excédent brut d’exploitation (EBE) égal à 28,7 % de leur VAB ; en 2012, ces dividendes étaient de 8,27 %, pour un EBE de 28,4 %. D’autre part, le « socialisme de l’offre » n’a rien d’une offre socialiste, car il ignore totalement la nature de la crise actuelle. Celle-ci est la manifestation de l’impasse sociale et écologique d’une économie qui a poussé sa logique au point où il n’est plus possible d’envisager de faire croître indéfiniment la création de « valeur » pour le capital. Déclarer que « la France a d’abord un problème de production » constitue donc une allégeance au productivisme puisqu’il ne s’agit aucunement de s’interroger sur la qualité, et donc la soutenabilité, de celle-ci.

Cette politique de l’offre s’accompagne de l’engagement à réduire la dépense publique de plus de 50 milliards d’euros d’ici à 2017…

On reconnaît les préconisations néolibérales de la troïka, dont le fondement est que la relance de l’activité économique peut provenir d’une diminution de la dépense publique (salaires et investissements publics, transferts sociaux) au moment où l’investissement privé défaille. Or, le FMI a reconnu en 2013 que le multiplicateur budgétaire était supérieur à 1. Si on diminue la dépense publique en période de récession, l’impact négatif sera d’environ une fois et demie supérieur sur le produit national. D’autre part, le discours anti-dépense publique et anti-impôt oublie que le travail effectué dans les services non marchands est éminemment productif. Le gouvernement cherche 50 milliards d’ici à 2017. N’y a-t-il personne à Bercy qui sache que c’est justement le montant des intérêts versés chaque année au titre de la dette publique ?

Quel changement de trajectoire économique préconiseriez-vous ?

Aucun changement n’est possible sans prendre la véritable mesure de la double nature de la crise : sociale et écologique. Deux bifurcations stratégiques sont donc nécessaires. Premièrement : faire cesser la préférence pour les actionnaires, au moyen de la fixation d’une limite aux revenus, d’une réforme fiscale très progressive pour rétablir de cette manière les comptes publics, de la réhabilitation du droit du travail, de la poursuite du mouvement séculaire de baisse du temps de travail, de la préservation de l’espace de la protection sociale (santé et retraites notamment), de la domestication des banques et de la « déprivatisation » des biens communs. Tout cela est possible au niveau national. En ce qui concerne le niveau européen, notamment la politique de la Banque centrale, le moment est venu d’engager un bras de fer pour enfreindre les normes de politique monétaire. Deuxièmement : la rupture avec le modèle productiviste devient urgente, sachant qu’elle s’étalera sur des décennies. Il s’agit d’engager résolument la transition énergétique, d’abord par des économies d’énergie et par des investissements massifs dans les énergies renouvelables. D’où la nécessité renforcée de maîtriser la politique du crédit. La réindustrialisation ne consistera pas à restaurer les industries des Trente Glorieuses disparues, mais à oser s’aventurer dans une reconversion où la priorité donnée à la qualité du travail et de la production et à l’équilibre des territoires prendra le pas sur la recherche de la compétitivité. La compétitivité pour conquérir toujours plus de marchés extérieurs ne pourrait que perpétuer la fuite en avant productiviste, bien peu socialiste.

[^2]: Collectif rassemblant une vingtaine d’organisations, de partis politiques, de syndicats et d’associations, dont le Front de gauche.

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