La bonne pioche du capitalisme

Faire du profit à tout prix : voilà ce qu’enseignent certains jeux de société aux enfants, dès le plus jeune âge.

Pauline Graulle  et  Marie Roy  • 18 décembre 2014 abonné·es
La bonne pioche du capitalisme
© Photo : Mermet / Photononstop / AFP

Les jeux d’argent ne sont pas réservés aux grands. La preuve avec ces indémodables jeux de société qui, depuis des décennies, apprennent aux enfants, dès 8 ans, à devenir des adultes responsables. Entendez des gestionnaires avisés. Pour apprendre à gérer son budget en « bon père de famille », rendez-vous autour de La Bonne Paye (créé en 1975). Un salaire mensuel par joueur pour payer impôts, réparation de la voiture ou week-ends familiaux. Un petit emprunt à la banque, voire une victoire au loto peuvent venir en coup de pouce.

Ambiance plus « loup de Wall Street » avec Acquire. Ce jeu de stratégie aux pions en forme de buildings, commercialisé dès 1962 – comme un avant-goût de la financiarisation de l’économie ? –, propose d’acheter un maximum d’actions pour obtenir le monopole sur le marché de l’hôtellerie. « Fusions, acquisitions, spéculation », tels sont les maîtres mots d’Acquire, dont le but n’est autre que de devenir le plus riche possible. Mais le plus célèbre de ces jeux capitalistes demeure sans aucun doute le Monopoly. Ironie de l’histoire, son ancêtre, The Landlord’s Game (littéralement, « le Jeu des propriétaires »), créé en 1904, prônait des valeurs strictement inverses à celles des magnats de l’immobilier. Sa créatrice, l’Américaine Elizabeth J. Magie, était une fervente lectrice d’Henry George, un économiste iconoclaste, partisan d’un impôt unique sur la terre, anti-brevets et favorable au démantèlement des monopoles. Une doctrine « sociale libérale » qu’Elizabeth Magie s’emploiera donc à véhiculer dans The Landlord’s Game afin de montrer que les monopoles, dérives du système capitaliste, ne font qu’accroître les inégalités. Au lendemain de la Grande Dépression, le jeu, qui suscite un certain engouement, tombe entre les mains de Charles Darrow. Ce chômeur, qui entend se faire un peu d’argent, pique le concept à Elizabeth J. Magie. Il en change les règles et le commercialise. Le succès est tel que Darrow se fait racheter en 1936 les droits par Parker – Elizabeth J. Magie, elle, n’aura que 500 dollars de royalties. Laquelle firme finit d’en faire un jeu symbole du capitalisme, et véritable ode au monopole ! Depuis, le Monopoly, dont les faux billets ont longtemps été imprimés du visage de John Pierpont Morgan (le fameux « JP Morgan » de la banque éponyme !), a rencontré un succès planétaire : traduit en une quarantaine de langues, le Monopoly a suscité l’enthousiasme de plus de 500 millions de personnes à travers le monde. Pourquoi tant d’amour ? Peut-être parce que ce jeu intergénérationnel a quelque chose d’initiatique : « Il donne une certaine vision de l’argent, explique la sociologue Mona Zegai. Dans les dernières versions, une carte bleue est même présente. Cela familiarise les enfants à son usage et leur donne envie d’en posséder une. Le Monopoly les fait entrer dans le système économique par le jeu. »

Marie-Françoise Fleury, maître de conférences en géographie à l’université de Lorraine, a une autre hypothèse pour expliquer la cote d’amour du Monopoly : « L’idée de s’enrichir n’est pas mal vue par les parents. C’est plutôt la finance qui est diabolisée. Prenez le Monopoly Empire [créé en 2013, NDLR], qui remplace les hôtels par des firmes transnationales : ce jeu a beaucoup moins bien marché que les versions traditionnelles du Monopoly, peut-être parce qu’il était plus centré sur le capitalisme exacerbé et la financiarisation de notre système économique ». Et puis jouer à être riche n’est certes pas si désagréable : « Pendant quelques heures, on peut se mettre à la place de quelqu’un qui a beaucoup d’argent. Ce qui ne nous arrivera peut-être jamais », note Mona Zegai. Enfin, il y a l’incroyable adaptabilité du Monopoly, que beaucoup se sont approprié pour véhiculer leur propre message. En 1973, Ralph Anspach, professeur à l’université de San Francisco, imagine ainsi l’Anti-Monopoly, où il montre combien le monopole est néfaste pour un système économique de libre entreprise. Il existe également le Monopoly rose, où les pions ont l’allure de sèche-cheveux, et qui s’adresse uniquement aux petites filles. Autre version, le Tiers-Mondopoly, où le joueur est un paysan péruvien qui doit exploiter son champ et faire vivre sa famille. Et la liste des variantes est longue, tant le Monopoly peut se mouler dans de nombreuses utopies… Dont celle que l’ « erreur de la banque [est] en votre faveur  » !

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