L’utopie de la bidouille collective

Le sociologue Michel Lallement enquête sur la manière dont les hackers expérimentent de nouvelles manières de travailler.

Olivier Doubre  • 26 février 2015 abonné·es
L’utopie de la bidouille collective

En mai 2012, à San Mateo, dans le sud de la baie de San Francisco, en Californie, se tient la septième Maker Faire, organisée par le magazine Make. Son intitulé renvoie à la fois à la foire ( fair en anglais) et au verbe français « faire ». C’est l’une des principales rencontres du mouvement Faire, qui regroupe une vaste série de pratiques et de personnes créant des lieux collectifs aux noms anglo-saxons : hackerspaces, biohackerspaces, Fab Lab, Tech Shop, makerspaces, creative spaces … Le vocable « faire » permet de ne pas le limiter au hacking (littéralement « bidouiller »), trop souvent associé au seul domaine informatique et confondu avec l’activité des crackers, ces « forbans » aux activités illicites qui pénètrent ou détruisent les systèmes informatiques. En ce printemps 2012, le visiteur de la Maker Faire peut remarquer sur le parking bondé un camion de la prestigieuse université de Stanford côtoyant un véhicule aux couleurs de la Haight-Ashbury Free Clinic, « établissement de soins alternatif issu du mouvement social libertaire (le Summer of Love) de l’été 1967 ». Ces deux présences disent bien « l’étrange alchimie qui, dans la Silicon Valley, a pu présider à la genèse du mouvement Faire » .

En se plongeant dans ce monde de mouvements et de pratiques si peu connus en France, Michel Lallement fait d’abord œuvre ethnographique. Mais s’intéresser aux hackers, à leurs espaces collectifs, à leur histoire et à leurs formes de travail est une démarche plutôt originale pour ce sociologue français du travail, enseignant au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), nos habitudes académiques portant rarement à s’emparer de tels objets de recherche. Avec une grande curiosité intellectuelle, il a donc entamé un périple à travers les hackerspaces de ce « creuset californien » qu’est la baie de San Francisco. Son enquête fouillée ne finit pas de surprendre. Tout d’abord parce que ces espaces ne sont pas – ou pas uniquement – emplis d’ordinateurs à moitié ouverts et de câbles emmêlés. Ils ne sont pas non plus fréquentés que par des geeks (passionnés), des nerds (boutonneux) ou des techies (passionnés de technologie). Certes, les premiers bidouilleurs furent bien des pionniers de l’électronique (dès les années 1950, dans les laboratoires du Massachusetts Institute of Technology) puis des personal computers, à l’instar des fondateurs de Microsoft ou d’Apple, qui commencèrent à « bricoler » en groupe dans leur garage, partageant connaissances et découvertes. Mais les hackers, aujourd’hui, sont bien plus que cela. Ce sont toujours des bidouilleurs, mais dans un lieu « physiquement situé, où des individus […] partagent et utilisent des ressources : machines, outils, matériaux, connaissances… », explique Emmanuel Goldstein, éditeur de la revue 2600 : The Hacker Quarterly. Découpage, soudure de pièces, fabrication d’objets, montages électroniques, programmation informatique, mais aussi cuisine, couture ou créations à l’aide d’imprimantes 3D : on trouve de tout dans un hackerspace aujourd’hui. Certains sont grands, d’autres petits ; certains confortables, propres, organisés, avec des meubles design, d’autres ressemblant à un atelier de « petite PME de mécanique », avec outils et machines à commande numérique.

Mais le plus important, pour Michel Lallement, c’est que tous « s’appuient sur un socle minimal de valeurs communes : valorisation du hacking, rejet de la bureaucratie, culture punk du Do it yourself [^2], volonté de changement social ». Mais aussi refus des discriminations et du taylorisme, désir d’entraide et de partage. Ainsi, pour le sociologue, les hackerspaces sont bien des « communautés » où les personnes « font plus que redécouvrir les plaisirs du travail autonome et de la coopération libre, c’est une manière originale de tisser du lien social qu’ils sont aussi en train d’imaginer ». Si la baie de San Francisco a vu depuis plus longtemps et de façon plus dynamique qu’ailleurs un tel développement, c’est qu’elle a été depuis les années 1960 le lieu de la contestation, des mouvements underground, de la désobéissance civile et de l’utopie communautaire et libertaire. Et aussi le lieu du développement d’Internet, des start-up, etc. Ce double mouvement est, selon Michel Lallement, le fondement d’une « utopie » libertaire, qui s’étend aujourd’hui à travers le monde, où les communautés des hackerspaces « peuvent être considérées comme des laboratoires du changement social, des zones d’autonomie où se bricole une manière d’innover, de produire, de collaborer, de décider, de façonner son identité et son destin… ». Un bricolage – ou une bidouille – qui pourrait même porter en germe un retour du « temps des utopies » !

[^2]: Cf. Do it yourself ! Autodétermination et culture punk, Fabien Hein, Le Passager clandestin, 2012.

Idées
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