Tribunal de Bobigny : la lente agonie de la justice française

Les magistrats du tribunal de grande instance de Bobigny tirent la sonnette d’alarme. Les sous-effectifs conduisent à un épuisement de la justice, faute de créations de postes et de remplacements.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 4 décembre 2015
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Tribunal de Bobigny : la lente agonie de la justice française
© Photo : Tribunal de grande instance de Bobigny CITIZENSIDE / MANNONE CADORET

Les magistrats du tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny (Seine-Saint-Denis) dénoncent une «extrême pénurie des moyens humains» au sein du service de la justice, et accusent les pouvoirs publics de «ne pas prendre la mesure des enjeux du département» , après les attentats de janvier et de novembre 2015.

Le Syndicat de la magistrature a donc voté une motion le 30 novembre – à l’issue d’une assemblée générale – laquelle demande à rencontrer Christiane Taubira, la ministre de la Justice, la directrice des services judiciaires et la première présidente de la cour d’appel de Paris. Une journée d’action et de mobilisation devrait également être organisée début 2016, afin d’alerter l’opinion publique et les habitants du département de la situation.

Sophie Combes, vice-présidente du tribunal de grande instance de Bobigny, et membre du Syndicat de la magistrature, rappelle les besoins considérables inhérents à la Seine-Saint-Denis :

«En terme de justice, la Seine-Saint-Denis a d’énormes besoins. La densité de population y est forte et malheureusement, les taux de chômage et de pauvreté sont importants, ainsi que les activités de délinquance. Il y a donc des demandes en terme de justice sociale, pénale, familiale, civile…»

« Nous ne sommes plus en capacité de tenir nos audiences »

Le tribunal de grande instance de Bobigny est le deuxième plus important en France, après celui de Paris. Pourtant, cela fait des années que les effectifs sont en deçà des nécessités requises. Les «postes localisés» devraient être de l’ordre de 124 magistrats au siège, et de 53 au parquet – bien que le travail d’évaluation mené par le Président du TGI et la procureur ait estimé, selon Sohpie Combes, que les magistrats du siège devraient être 160 pour traiter correctement les dossiers entrants. Le gouffre se creuse – si les magistrats sont environ 107 au siège et 49 au parquet – les effectifs devraient se réduire considérablement à partir du 1er janvier 2016.

Selon Sophie Combes, plusieurs raisons sont à invoquer. Au niveau national, une politique gouvernementale de réduction des effectifs de la fonction publique entre 2009 et 2011 a drastiquement réduit les entrées aux concours d’entrée de l’école nationale de la magistrature, dont la formation est de deux ans et demi. Se sont ajoutés les départs en retraite. La vice-présidente du TGI de Bobigny évoque le manque d’environ 500 magistrats en France.

D’un autre côté, le TGI de Paris, qui prend en charge le terrorisme, recrute de nombreux effectifs, généralement en provenance des TGI de la banlieue parisienne. En ce moment, «il y a des mouvements spéciaux qui prendront effet en janvier, justifié par le fait que l’activité de Paris s’accroit dans la lutte anti-terroriste, où il y a de réels besoins. Mais déshabiller le Parquet de Seine-Saint-Denis ne peut pas permettre de garantir correctement une justice pour ceux qui habitent le département. […] Il faudrait arrêter d’amputer le TGI de Bobigny, combler les postes vacances et créer des emplois.»

Une justice qui fonctionne à vide

Le Syndicat de la magistrature évoque des conséquences alarmantes et déplorables pour les justiciables. «Pour la première fois, en janvier, nous allons être amenés à supprimer des audiences, affirme Sophie Combes. Environ 16 audiences correctionnelles par mois seront annulées.» Comme le souligne le syndicat, «ces affaires seront jugées dans des délais contraires à la convention européenne des droits de l’homme» .

En plus de frôler régulièrement les douze mois de délais pour traiter des affaires familiales par exemple, le tribunal de Bobigny craint de ne plus pouvoir proposer un accès à la justice, comme dans n’importe quel autre département.

«Ce n’est possible de dire que l’on se préoccupe de l’égalité sur le territoire et des banlieues – puisqu’il y avait des préoccupations gouvernementale autour de la politique des banlieues – et de laisser le département dans un tel état de déshérence au niveau du service public de la justice.»

Face à l’urgence de la situation, c’est un véritable cri d’alarme qui est lancé au gouvernement, aux différentes autorités des pouvoirs publics, mais aussi à l’opinion publique.

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