Casseurs, violences policières : Le miroir déformant des médias

Pour discréditer le mouvement contre la loi travail, le gouvernement se sert abondamment de la tribune offerte par certains JT.

Julia Gualtieri  • 22 juin 2016 abonné·es
Casseurs, violences policières : Le miroir déformant des médias
© STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

« Je voudrais profiter de votre question… » Tout commence au 20 heures de France 2. Nous sommes mardi 14 juin, la 9e journée de mobilisation contre la loi El Khomri s’est terminée il y a à peine une heure, et le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, est invité à réagir à l’assassinat du couple de policiers de Magnanville. Le premier flic de France s’exprime depuis moins d’une minute quand il enchaîne : « Je n’accepterai plus que, dans des manifestations […]_, il y ait des sauvageons qui puissent tenir ce type de propos [“un policier, une balle”]. Avec vingt-sept policiers blessés, les vitres de l’hôpital Necker brisées alors qu’il y a l’enfant des policiers qui s’y trouve, c’est inacceptable. »_ Des amalgames égrenés sans que David Pujadas n’intervienne.

Le ton est donné et le lien établi, grâce à l’innocente présence de l’enfant des policiers tués : terroristes et casseurs unis par une même violence contre la police. Ce n’est pas assez clair ? Le Premier ministre, Manuel Valls, enfonce le clou le lendemain sur France Inter en parlant « d’ultras » qui « voulaient frapper, s’en prendre à la police, sans doute tuer ». Reste à faire le lien entre casseurs et syndicats (comprenez la CGT) pour justifier la menace d’interdire les manifestations à venir.

Le jeudi 16, toujours au JT de 20 heures, David Pujadas lance son sujet : « Le gouvernement accuse le syndicat de complaisance, voire de participation aux incidents […], nous avons repris et analysé les images disponibles. » En l’occurrence, des images prises par les caméras de surveillance et diffusées par la préfecture de police de Paris ; on y voit des hommes en chasuble rouge récupérer des pavés et les lancer. Mais aucune analyse n’est fournie. Le sujet aurait pu préciser, par exemple, qu’aucune des photos, à l’exception d’une seule, ne permet de distinguer un quelconque sigle sur les chasubles. Et, surtout, on ignore ce qui s’est passé auparavant. De quoi corroborer les propos de Manuel Valls, qui dénonçait face à Patrick Cohen « l’attitude ambiguë de la CGT » à l’égard des casseurs.

Problématique, cette communication ? Là n’est pas la question. Qu’elle bénéficie du soutien du service public sans jamais être questionnée l’est davantage. Illustration avec le traitement réservé par France 2 (comme France 3, d’ailleurs) aux incidents. Au soir de la mobilisation, un reportage interroge : « Le début de la fin ? » La question est rhétorique, car, malgré les témoignages recueillis auprès de manifestants déterminés, le retour plateau avec Nathalie Saint-Cricq laisse peu de place au doute : « C’est très clairement le chant du cygne, car, ce qui compte, ce sont les grèves […]. Le pays n’est pas bloqué, donc ça s’appelle le début de la fin. »

Même dynamique le lendemain, lors de l’entretien avec le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, au JT de 20 heures de France 2. « Assumez-vous une forme de responsabilité indirecte ? », interroge le présentateur, avant d’insister face à la réponse négative de son invité : « Ce n’est pas ce que dit le préfet … » Puis de demander : « Le mouvement s’essouffle, est-ce que ça n’est pas la fin ? », et de rappeler au cégétiste, qui exprime de nouveau son désaccord : « Il n’y aura pas de retrait, vous le savez, va-t-on vers une sortie de conflit ? » Un dialogue stérile, clos par la séquence « L’œil du 20 heures », qui démontre que le nombre de manifestants avancé par la CGT… n’est pas réaliste.

Le traitement de la « casse » de l’hôpital Necker est tout aussi édifiant. Alors que personne n’a encore d’images précises, France 2 titre le soir même : « L’hôpital Necker vandalisé ». Un vocabulaire similaire à celui du gouvernement, qui évoque un « hôpital dévasté ». Le lendemain, le « Periscope » d’un journaliste du Monde révèle que les dégradations sont le fait d’un seul individu, mais qu’importe, France 2 nous montre les images en commentant les « charges » des casseurs contre le bâtiment et la police. En comparaison, le JT de TF1 paraît mesuré, distancié du story-telling gouvernemental. Quant à la violence policière et aux manifestants blessés, ils ne sont nulle part évoqués… Et si la récupération politique de l’émotion (de l’assassinat des deux policiers et des dégradations infligées à un hôpital pour enfants) a rapidement agacé parents et membres du personnel de Necker, la manipulation médiatique, elle, n’a pas été pointée du doigt. L’accoutumance, peut-être.

Politique Travail
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