Rossana Rossanda, la voix du « Manifesto » s’est éteinte

Fondatrice du quotidien de la gauche critique italienne, Il Manifesto, résistante puis dirigeante du PCI jusqu’à son exclusion en 1969, Rossana Rossanda est décédée le 20 septembre. La gauche transalpine est en grand deuil.

Olivier Doubre  • 27 septembre 2020
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Rossana Rossanda, la voix du « Manifesto » s’est éteinte
PHOTO : Rossana Rossanda chez elle à Rome en 1987 (©MARCELLO MENCARINI / Leemage via AFP)

Par un hasard quasi psychanalytique, son nom et son prénom la plaçaient d’emblée sous le signe du rouge, elle qui s’attacha tant à revendiquer un marxisme des origines, fortement lié au mouvement syndical. La répétition de ce « rossa » (rouge au féminin, en italien) semblait presque un appel. Pourtant, née à Pola (aujourd’hui Pula, en Croatie), dans ce qui était alors l’Istrie italienne, revendiquée par Mussolini, Rossana Rossanda est issue d’une famille de la bourgeoisie irrédentiste de cette contrée, ensuite rattachée à la Yougoslavie en 1945. Après des études secondaires à Milan au prestigieux lycée Manzoni, elle s’inscrit en 1940 à la faculté de lettres, où elle rencontre son « maître », le philosophe marxiste Antonio Banfi. Dans son autobiographie, livre d’une grande douceur tout en étant marqué par l’austérité de son caractère, où elle se qualifie élégamment de « jeune fille du siècle passé » (La Ragazza del secolo scorso, éd. Einaudi, 2005, non traduit), Rossana raconte comment elle découvre, presque par hasard, l’engagement de son professeur, en pleine dictature fasciste, la Seconde Guerre mondiale faisant déjà rage, au sein du PCI clandestin.

Curieuse du bouillonnement progressiste

À 19 ans, forte de cette révélation et de l’enseignement de cet esprit libre promouvant un marxisme dénué de tout déterminisme, elle s’engage dans la Résistance. Nom de guerre « Miranda ». Partisane, elle échappe plusieurs fois à des arrestations alors qu’elle transporte des armes, des fonds et des tracts. Cet épisode intense de sa jeunesse, entre 17 et 21 ans, dont elle dira « n’avoir pas pu danser un seul été », lui vaudra sans aucun doute une certaine gravité, voire d’austérité, de caractère.

À la Libération, ayant rejoint les rangs du PCI, son doctorat de philo en poche, elle est vite remarquée par Palmiro Togliatti en personne, le secrétaire général du Parti, qui lui confie la responsabilité de l’importante Maison de la Culture de Milan. Elle en fait bientôt un incontournable carrefour de la vie intellectuelle italienne et européenne, curieuse de toutes les nouveautés et multiples tendances du bouillonnement théorique progressiste d’alors, ne se limitant pas aux rigides frontières du « réalisme socialiste ». La plupart des intellectuels européens, des deux côtés du Rideau de fer, animeront les débats de « sa » maison de la culture milanaise. Jusqu’à l’organisation de la célèbre rencontre, en 1961, entre Jean-Paul Sartre et Togliatti…

Elle prend alors la direction de l’ensemble du puissant « secteur culturel » du PCI, rejoignant le siège du parti à Rome, via delle Botteghe Oscure. Et devient députée en 1963, bien qu’elle se concentre davantage sur la bataille des idées que sur les joutes parlementaires. Mais elle se range vite à l’aile gauche du parti, sous l’égide de l’ancien résistant Pietro Ingrao, pourtant mise en minorité lors de l’âpre XIe Congrès de 1966. Or, depuis un moment, avec un certain nombre de jeunes « ingraïani », elle a la volonté de créer une revue censée animer cette « tendance » – qui ne dit pas son nom, véritable gros mot pour la doctrine du « centralisme démocratique ».

Succès éditorial immédiat

Alors que le mouvement de 1968 se développe, ces jeunes intellectuel·les encarté·es de longue date franchissent en quelque sorte le Rubicon au sein du PCI en lançant une revue mensuelle – sans demander l’autorisation à la direction du parti. Ils l’intitulent Il Manifesto, référence explicite à Marx et Engels (et leur livre fondateur de 1848). Parmi eux, Luigi Pintor, Lucio Magri, Luciana Castellina, Aldo Natoli, Valentino Parlato et, bien sûr, Rossana Rossanda, telle une vigie du collectif et rigoureux pilier. Prudent, Pietro Ingrao s’en tient à l’écart. Et le vieux leader de les mettre en garde, lançant un jour à Rossana :

Ils vont finir par vous chasser !

Au départ, la direction ne dit mot, en dépit de l’écho rencontré auprès des lecteurs, pour beaucoup des militants communistes de base. Car le succès est immédiat : dès le premier numéro, les ventes dépassent les 50 000 exemplaires. Mais lorsque Lucio Magri écrit un éditorial, dans le numéro de septembre 1969, un an après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars soviétiques, intitulé « Prague est seule », dans lequel il pointe durement la trop timide critique du PCI vis-à-vis de cette répression sanglante, la rupture est inévitable. Et, alors que le mouvement ouvrier transalpin connaît ses plus grandes grèves, durant cet « automne chaud », le comité central du parti est occupé à organiser la « radiation pour fractionnisme » du groupe du Manifesto, qui a refusé de se plier à l’ordre donné de suspendre sa publication.

Créer un lien étroit avec la jeunesse

Si la rupture est profonde, elle est aussi générationnelle, même si les rédacteurs de la revue sont généralement plus âgés que la vague de jeunes militants qui se mettent à vendre la revue au sortir des assemblées générales, dans les facultés ou devant les usines. Car Il Manifesto constitue en quelque sorte un pont entre deux cultures, entre deux engagements : celui des anciens résistants ou militants du PCI des années 1950 et celui des aspirations exprimées par le mouvement étudiant et ouvrier à partir de 1968. Presque cinquantenaire, Rossana Rossanda est de celle qui tient tout particulièrement à créer un lien étroit et profond avec la jeunesse qui s’essaie à la politique, même quand cela l’oblige à se remettre en question, à sortir du confort d’analyses intellectuelles bien ancrées. C’est aussi sa rigueur qui la pousse à évoluer, écouter, à vouloir comprendre. Une exigence dont elle ne se départira jamais.

Désormais sans parti, le groupe des fondateurs, Rossanda en tête, décide de poursuivre l’aventure, et de transformer la revue, grâce à une souscription populaire, en « Il Manifesto, quotidien communiste ». Là encore, c’est une réussite. Le premier numéro paraît le 28 avril 1971 – le quotidien fêtera ainsi ses 50 ans l’an prochain, sans avoir jamais ôté son sous-titre engagé… Tous se mettent au travail et, après le temps du bénévolat, adoptent le principe du salaire strictement égal, du standardiste au typographe jusqu’à la directrice, fonction assumée par Rossana Rossanda jusqu’en 1978.

Fidèle, Rossana Rossanda ne quitte toutefois pas le navire, même si elle prend quelque distance, notamment géographique puisqu’elle habite une majeure partie du temps à Paris, avec son compagnon K.S. Karol, juif polonais et ancien jeune communiste, qui a participé en 1964 à la création du Nouvel Observateur. Depuis leur habitation du Quartier latin face à la Seine, il accompagne Rossana au sein de la gauche parisienne, intellectuelle et militante, où elle tisse des liens, répercutés souvent par des interviews ou des reportages dans le Manifesto, avec Sartre, Beauvoir, Foucault, Derrida, Castoriadis, Claude Lefort ou André Gorz (dont elle devient très proche), et tant d’autres.

Éditorial retentissant

Mais Rossana Rossanda analyse aussi avec patience, rigueur et précision, ce que beaucoup qualifient de dérive au sein du mouvement communiste italien : la lutte armée, qui atteint alors des niveaux inégalés. Sans concession aucune envers ces formes de violence politique, fondamentalement attachée à l’État de droit, à la Constitution et aux libertés publiques conquises, après la Résistance, à la Libération. Et, comme toujours, essaie de comprendre. Elle observe, lit et analyse les textes produits par ces groupes, dans une Italie où, à la fin des années 1970, plusieurs attentats ont parfois lieu chaque jour. Et, en particulier, ceux du plus important d’entre eux, les Brigades rouges (BR), qui comptent plusieurs milliers de militants ou « combattants ». Ainsi, durant leur action la plus spectaculaire, au beau milieu du rapt du président de la démocratie-chrétienne, Aldo Moro, elle publie un éditorial retentissant, qui va rendre furieux un PCI qui fait tout alors pour se démarquer de ces organisations armées se revendiquant du mouvement communiste et successeurs des luttes de la Résistance. Le 28 mars 1978, elle écrit en « Une » :

Quiconque a été communiste dans les années 1950 reconnaît tout de suite le langage des Brigades rouges. On a l’impression de feuilleter l’album de famille : il y a tous les éléments qui nous furent alors enseignés dans les cours de Staline et Jdanov, de sinistre mémoire.

Un « papier » qui fait date, mais surtout mouche du côté du PCI. Cet intérêt pour le mouvement armé l’amène plus tard à proposer à Mario Moretti, qui fut le grand chef militaire des BR jusqu’à son arrestation en 1981, de recueillir son témoignage. L’idée paraît scandaleuse : donner la parole à celui qui fut l’ancien ennemi public n°1 et donc un monstre sanguinaire, est plus que suspect. Mais c’est encore une fois la volonté de se confronter aux faits, de comprendre. Le titre même de ce livre-interview, réalisé en 1993 avec sa collègue de la RAI Carla Mosca, fait lui aussi scandale : Brigades rouges, une histoire italienne (1). Il est toujours l’un des rares à ne pas réécrire cette histoire à l’aune d’une approche complotiste, comme il en est tant paru en Italie sur cette époque.

En 2012, une crise, également économique, secoue Il Manifesto. Avec nombre des fondateurs, elle quitte la rédaction non sans fracas. Elle l’analyse d’ailleurs comme l’expression de la nécessité pour ses successeurs de « tuer père et mère », ajoutant, dans un sourire :

Cette fois, c’est mon tour…

Il y a quelques années, elle fit aussi un geste qui lui coûta beaucoup, intimement, plaçant l’amitié au-dessus de son confort intellectuel, et qui fut aussi un acte militant dans la très catholique Italie. Son camarade Lucio Magri, frappé par une grave dépression suite à la disparition de sa femme mais aussi du fait de l’état de faiblesse extrême de la gauche italienne, a décidé de recourir au « suicide assisté », autorisé en Suisse, interdit en Italie. Il fait alors appel à Rossana pour l’accompagner dans cet ultime voyage. Elle accepte sans hésiter et lui tint la main jusqu’à la fin. Un geste qui fut très commenté en Italie…

Une hérétique qui ne mâchait pas ses mots

À son tour, la disparition de Rossanda, à plus de 96 ans, a suscité une grande émotion. Jusqu’au pâle Parti démocrate, pour qui elle n’avait pas de mots assez durs sur ses compromissions, qui a salué l’intellectuelle et la journaliste, sa rigueur et ses combats. Jusqu’à l’un de ses plus fervents ennemis, Silvio Berlusconi, qui a tenu à _« rendre hommage à sa mémoire, ayant apprécié sa grande culture et son esprit critique ». Il est sûr qu’elle eût peu apprécié la déclaration de ce personnage, mais il dit toutefois l’immense estime dont elle bénéficiait dans la péninsule. Celle pour une communiste hérétique qui ne mâchait pas ses mots, mais qui a tant apporté au mouvement ouvrier, à l’idéal d’un communisme renouvelé, à la critique intellectuelle et au débat public.

© Politis

En octobre 1956 à Rome avec Jean-Paul Sartre (©Archivio Mencarini/LeemageVIA AFP)


(1) Éd. Amsterdam (traduction Olivier Doubre), réédité en 2018.

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Temps de lecture : 10 minutes
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