Jihad blanc, la menace hybride

Ils se réfèrent à Daech comme aux figures de l’ultradroite : ce sont les deux faces d’un totalitarisme réunissant des alliés objectifs dans la quête d’une guerre totale.

Nadia Sweeny  • 23 mars 2022
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Jihad blanc, la menace hybride
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« Je vais te former au jihad, au white jihad », promettait Logan N. à un identitaire niçois, en juin 2015. Six ans plus tard, il est condamné à neuf ans de prison pour association de malfaiteurs terroriste, en lien avec l’ultradroite. Jamais révélés auparavant, ces messages issus d’échanges privés Facebook traduisent l’influence jihadiste qui s’étend au cœur de l’ultradroite. « Le terrorisme du style Daech : il ne nous reste que ça », écrivait le militant quelques mois après les attentats de Charlie Hebdo.

Passé par les Jeunesses Nationalistes, le Front national, le Parti de la France et l’Action française, N. détaillait par le menu comment faire basculer le pays : lancer la « reconquête de secteurs » par des commandos « nationalistes », afin d’installer « un État parallèle ». « En prenant certaines villes moyennes, l’économie de l’État va s’écrouler. Tu laisses faire le travail. » Et puis, « si t’as plusieurs villes, ça bougera : c’est ce qu’ont fait les jihadistes en Irak ».

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De sa cellule de la prison des Baumettes – dans laquelle il a accès à un téléphone –, N. confirme s’être inspiré des jihadistes pour son projet. « J’ai vu des documentaires qui expliquaient comment Daech s’était développé. J’ai aussi regardé les analyses de Boris Le Lay » – suprémaciste fiché S, condamné plusieurs fois pour incitation à la haine raciale. Côté propagande : « J’ai beaucoup regardé les vidéos d’Omar Diaby : il est très fort. D’ailleurs, une des premières qu’il a faites, “Soldat d’Allah”, ressemble beaucoup à celle de néonazis américains », analyse celui qui a appelé sa chaîne YouTube« National Media Center »,en référence au Al-Hayat Media Center de Daech. « On regarde ce qui marche et on voit comment on peut s’en inspirer », conclut-il.

Convergence

Dans une note publiée en mars 2021 consacrée à la menace de l’ultradroite, le parquet général de Paris reconnaît le développement de cette notion de « jihad blanc ». Il l’explique par le fait qu’« en matière de violence politique et de terrorisme, le jihadisme domine l’espace médiatique et le spectre politique » :une espèce de « figure modèle ». Ce phénomène traduit ainsi la « circulation de schémas militants dans un espace médiatique mondialisé ».Mais, d’après de récentes recherches américaines, cette rencontre va plus loin : elle crée aussi un espace de fluidité idéologique. Si l’ultradroite s’inspire de la propagande jihadiste pour son pouvoir violent, des jeunes jihadistes et des salafistes de la génération Z (1) s’approprient la « Chan Culture » de l’ultradroite : une culture visuelle faite de mèmes – éléments de langage reconnaissables et transmis par répétition d’un individu à d’autres – qui, sous couvert d’humour, véhiculent une certaine vision du monde, voire des messages violents.

Les deux mouvements proposent une vision rigide du bien et du mal.

Cette récupération mutuelle des codes crée une sous-culture commune et l’esquisse d’un discours partagé. Moustafa Ayad, directeur exécutif du laboratoire d’idées anglais Institute for Strategic Dialogue (ISD), a publié en 2021 une étude (2) sur ce phénomène : « Une nouvelle génération de salafistes utilise des communautés auto-créées comme “Islamogram” pour construire des récits sur diverses plates-formes grand public », écrit-il.

On voit ainsi fleurir des personnages à l’origine prisés par l’ultradroite, comme Pepe the Frog grimé en jihadiste, ou encore un drapeau nazi surplombé du sceau de Daech. Sur un post, l’image d’un couple homosexuel barré d’un « Rejetez la dégénérescence » ;en dessous, la photo d’un homme et d’une femme avec un bébé, ornée du message : « Embrassez la tradition ». « À l’aide d’un ensemble de codes adoptés à l’origine par l’extrême droite, les salafistes de la génération Z s’élèvent contre une perte de tradition et les ennemis de cette tradition. » Au-delà de leur opposition, ils désignent, avec un lexique commun, un même objectif, voire les mêmes ennemis.

L’idéal viril et patriarcal est, par exemple, un nœud de convergence, au point que certains suprémacistes américains appellent à la mise en place d’une « charia blanche ». Sacco Vandal, vétéran de la guerre du Golfe en Irak, justifie ce terme : « Le monde musulman est la seule civilisation qui reste sur Terre aujourd’hui où un patriarcat extrême et rigidement codifié existe encore, dit-il. La charia, bien que -pratiquée aujourd’hui par certaines des races les plus méprisables du monde [sic]_, est le seul exemple vivant de tout ce qui se rapproche, même de loin, de la société patriarcale que l’homme occidental avait lui-même autrefois. »_

Pour le spécialiste des guerres asymétriques Daveed Gartenstein-Ross et la journaliste Madeleine Blackman, auteurs d’une étude parue dans la revue scientifique américaine Studies in Conflict & Terrorism (3), le lien entre les franges les plus radicales de ces offres extrémistes se traduit par un chevauchement idéologique. Les deux sont totalitaires, proposent une vision rigide du bien et du mal, ont des aspirations révolutionnaires et cherchent à remplacer l’ordre existant par de nouveaux États «exclusivement construits autour de la race et/ou de la religion». Elles donnent à leurs membres le sentiment d’appartenir à un groupe spécial et construisent un discours très marqué entre un « nous » et un « eux ».

Le processus de radicalisation est quasiment similaire. « Il y a les mécanismes et la thématique de la radicalisation : ce sont deux choses différentes, tempère cependant le psychiatre Guillaume Monod (4), qui suit les jihadistes en prison. La mécanique commune, c’est la recherche de la pureté, mais la thématique est différente : la pureté de la race n’est pas celle de la religion. » En revanche, le public à qui s’adressent ces offres est analogue : « des gens fragiles et immatures sur le plan affectif, qui ont besoin d’être des héros ». Les méthodes de recrutement sont donc « exactement les mêmes », selon le psychiatre. C’est ainsi que fleurissent sur les réseaux néonazis des vidéos d’exécutions de Daech, utilisées non pas pour dénoncer ces exactions, mais bien pour encourager à en commettre.

S’il y a peu de chances qu’ils s’associent – « les jihadistes ignorent l’appartenance raciale et prônent une idéologie qui s’adresse à tous, contrairement aux suprémacistes », explique Meili Criezis, spécialiste de la radicalisation à l’université de Washington (5) –, ce sont des alliés objectifs. Le terroriste norvégien Anders -Breivik, auteur d’un attentat qui a fait 77 morts et 151 blessés en juillet 2011, devenu une figure emblématique dans la mouvance néonazie, l’a admis dans son manifeste : « Nous partageons un objectif commun. Ils veulent -contrôler leurs propres pays au Moyen-Orient et nous voulons contrôler nos propres pays en Europe occidentale ». Il affirme qu’« un califat islamique est un ennemi utile pour tous les Européens ».

Ils se retrouvent aussi autour d’un antisémitisme profond sur fond de théorie du complot.

Dans la même logique, en février 2015, Dabiq, le magazine de propagande en ligne de Daech, prônait « l’extinction de la zone grise ». Grâce à une Europe radicalisée qui augmenterait la « persécution contre les musulmans vivant dans les pays occidentaux », « les musulmans des pays croisés [sic] se verront poussés à abandonner leurs maisons pour aller vivre dans le Califat ». Les cibles du terroriste d’ultradroite et du jihadiste sont communes : la masse de citoyens qui les rejettent tous les deux.

Néonazis et islamistes radicaux se retrouvent aussi autour d’un antisémitisme profond sur fond de théorie du complot. Les deux -mouvances répandent l’idée que les États-Unis, et par conséquent le monde, seraient contrôlés par une élite juive obscure, émanation de l’État d’Israël. C’est pourquoi, au lendemain des attentats du 11 Septembre, une frange néonazie américaine a clairement soutenu Ben Laden.

L’ennemi de notre ennemi

Billy Roper, ancien leader du groupe suprémaciste Alliance nationale, l’a exprimé en ces termes : « L’ennemi de notre ennemi est, pour l’instant du moins, notre ami. Nous ne voulons pas qu’ils épousent nos filles, tout comme ils ne voudraient pas que nous épousions les leurs. Mais quiconque est prêt à conduire un avion dans un bâtiment pour tuer des juifs est d’accord avec moi. » Un autre, August Kreis, ancien leader du groupe Aryan Nation, a déclaré : « Vous dites qu’ils sont terroristes, je dis que ce sont des combattants de la liberté. Et je voudrais instiller le même sentiment jihadiste dans le cœur de nos militants pour la race aryenne. » C’était en 2005. Depuis, l’avènement de Trump a eu lieu ainsi que celui des réseaux sociaux.

En France, cette propagande empoisonnée commence à porter ses fruits, alimentée par de nouvelles théories. « Les juifs sont souvent accusés d’être la principale force derrière le prétendu grand remplacement, les partisans de cette théorie sont persuadés que les élites de la société occidentale sont déterminées à réduire les Blancs au statut de minorité », expliqueGeorge Michael, professeur de science politique à l’université de Virginie (6).

C’est le discours tenu par Aurélien -Chapeau, condamné en janvier à neuf ans de prison pour avoir prévu d’attaquer une synagogue. Il existe pour lui un _« grand remplacement », mais les populations immigrées ne sont pas les premières à blâmer car elles profiteraient de la possibilité offerte par une élite obscure : les juifs. Avant son arrestation, Aurélien Chapeau relayait abondamment la propagande d’Atomwaffen Division et s’abreuvait des discours du site Démocratie participative (7), où l’on peut lire : _« Le traître doit toujours être combattu avant l’ennemi. »

© Politis

Une image de propagande mise en ligne par Aurélien Chapeau le 25 mai 2020.

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Pepe The Frog, personnage de bande dessinée, devenu un mème d’extrême droite est ici, grimmé en combattant jihadiste,.

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