Comment les cabinets de conseil mettent la main sur la démocratie participative

Les institutions de l’État chargées d’organiser les processus de consultations et de conventions citoyennes font systématiquement appel à des cabinets de conseil pour remplir ces missions. Et les factures sont salées.

Lucas Sarafian  • 30 août 2023 libéré
Comment les cabinets de conseil mettent la main sur la démocratie participative
La Convention citoyenne sur la fin de vie présentant ses résultats au Cese, le 2 avril 2023.
© JULIEN DE ROSA / AFP

Et si la démocratie était gérée par des cabinets de conseil rémunérés plusieurs centaines de milliers d’euros ? Invraisemblable mais vrai. Retour au 13 septembre 2022. Emmanuel Macron annonce le lancement de la Convention citoyenne sur la fin de vie, un sujet pour le moins épineux. Le président confie alors le pilotage de cette immense opération au Conseil économique, social et environnemental (Cese), la troisième assemblée de l’État. Huit mois plus tard, la convention rend son rapport tant attendu. Les 176 pages publiées le 3 avril sont estampillées Cese. Dans la synthèse qui l’accompagne, l’institution revendique dès la première ligne l’organisation de cette consultation. Dans la foulée, Emmanuel Macron promet un projet de loi sur la question.

En vérité, l’histoire est un peu différente. Le 3 novembre 2022, le Cese recrute Eurogroup Consulting pour animer cette convention. Ce cabinet de conseil au chiffre d’affaires qui se compte en dizaines de millions d’euros dans le monde (75 millions rien qu’en France en 2021) a un avantage : il vient d’être désigné mandataire d’un lot « conseil en organisation » dans l’accord-cadre de l’Union des groupements d’achats publics, la centrale d’achats de l’État, en 2022 (il l’était aussi en 2019). Un marché au périmètre très large incluant des prestations de participation citoyenne. Le Cese est donc poussé à choisir parmi les cabinets attributaires de ce marché.

Les gros cabinets captent les financements de l’État et sous-traitent les missions par “package”.

Guillaume Gourgues, université Lumière-Lyon-II.

Ce cabinet de conseil propose alors au Cese un consortium de trois sous-traitants pour gérer la mission à sa place : Planète citoyenne, Stratéact’ Dialogue et Ezalen. Deal. Eurogroup met donc sur pied un collectif de 27 personnes pour animer chaque session : 22 d’entre elles viennent du privé, dont 7 du cabinet de conseil, les 5 autres étant du Cese. « Eurogroup devient le ­poisson-pilote parce qu’il est en capacité de répondre à ces marchés publics très importants. Les gros cabinets captent les financements de l’État et sous-traitent les missions par “package” à de plus petits cabinets reconnus dans le ­secteur de la participation », explique Guillaume Gourgues, maître de conférences en science politique à l’université Lumière-Lyon-II.

Pour la Convention citoyenne pour le climat en 2019 et 2020, Eurogroup avait associé Missions publiques et Res Publica aux prestations d’animation, qui s’élevaient alors à 1,9 million d’euros. Concernant la Convention citoyenne sur la fin de vie, le budget de l’animation atteint 1,382 million (1). La prestation est attractive, « même si les cabinets de conseil assurent qu’ils ne le font pas pour l’argent », estime un sénateur membre de la commission d’enquête sénatoriale après l’affaire McKinsey. « C’est vrai : ce n’est pas le budget de l’État qui fait le chiffre d’affaires de ces cabinets. Mais ce type de missions permet d’entretenir leur influence. C’est un système. »

Recourir à des prestataires est légal. Le caractère systématique de ce fonctionnement interroge cependant. Car l’État n’externalise pas la démocratie participative de façon ponctuelle. Depuis quelques années, la pratique est presque ­automatisée. Et les cabinets de conseil semblent bien connaître le filon. « De nombreux cabinets, qui ont l’habitude de travailler avec l’État, se sont mis à se positionner sur le marché de la participation sans en avoir forcément les compétences », expose Alice Mazeaud, maîtresse de conférences en science politique à l’université de La Rochelle.

Eurogroup Consulting a su profiter de ces contrats qui se sont multipliés depuis 2017. En plus de l’animation de la Convention citoyenne pour le climat, la société a réalisé un « retour d’expérience de la convention citoyenne » (pour 39 690 euros) et a appuyé le « ministère de la Transition écologique dans la mise en œuvre des propositions de la convention » (pour 31 284 euros). En 2020, elle est impliquée, avec Make.org, dans la consultation citoyenne « Comment améliorer l’hôpital de demain et sa place dans le système de santé ? ». Une année plus tard, elle est encore là lors de la consultation citoyenne sur la vaccination contre le covid-19 afin de préparer, animer et synthétiser « chacune des sessions de travail » pour 400 397 euros partagés avec un cabinet spécialisé – Missions publiques. Tout ça à la place du Cese.

Carnet d’adresses

Et ce n’est pas près de s’arrêter. Le 18 septembre 2022, le Cese lance un appel d’offres intitulé « Accompagnement des opérations de participation citoyenne ». Les résultats sont publiés le 9 mars 2023. Dans ce marché qui se compose de cinq lots, Eurogroup obtient le premier avec cinq plus petites entreprises. Il doit donc « animer des dispositifs participatifs » comme des conventions citoyennes. Une mission estimée à 650 000 euros. Quant au quatrième lot, qui concerne les « analyses et les synthèses de l’expression citoyenne », c’est Roland Berger, un autre très important cabinet de conseil (870 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022), accompagné de trois autres attributaires, qui rafle la mise, estimée à 350 000 euros. La facture est salée.

De nombreux cabinets se sont mis à se positionner sur le marché de la participation sans en avoir forcément les compétences.

Alice Mazeaud, université de La Rochelle.

Même si, historiquement, ce second cabinet a plutôt l’habitude de travailler pour les services du ministère de l’Économie, il est aussi implanté que le premier sur le marché de la démocratie participative. En 2019, alors qu’Eurogroup organise les conférences citoyennes régionales du grand débat national, c’est Roland Berger qui analyse et synthétise les centaines de milliers de contributions. La même année, il est chargé de préparer et d’animer les consultations sur le revenu universel d’activité pour le compte du ministère de la Santé et la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Un an plus tard, il est l’un des prestataires du Cese, avec l’appui de la DITP, pour synthétiser les 300 000 contributions citoyennes de la consultation portant sur « le “monde d’après” la crise du covid-19 ». Au tarif de 299 434 euros.

Mais c’est avec un autre organe de l’État consacré à la consultation que Roland Berger fait son trou : le centre interministériel de la participation citoyenne (CIPC). Une cellule mise sur pied en novembre 2019 au sein de la DITP, le vrai guichet de l’État en ce qui concerne les accords passés avec les cabinets de conseil. En avril 2021, la DITP lance un appel d’offres pour accompagner le CIPC « dans la conception, la mise en œuvre et le suivi de dispositifs de participation citoyenne ». Un contrat de 2,8 millions d’euros. Dix mois plus tard, Roland Berger, accompagné d’une autre entreprise, se voit attribuer le pilotage des « dispositifs de concertation », de la « capitalisation » et de la « valorisation » des résultats, estimé à 180 000 euros. Mais il n’est pas certain que le cabinet de conseil s’occupe lui-même de remplir ces missions puisque le contrat stipule qu’il est possible que celles-ci soient sous-traitées. Encore. « Depuis sa création, le CIPC met en relation les ministères et les administrations centrales avec des professionnels de la participation. Le CIPC, ce n’est rien de plus qu’un carnet d’adresses », critique Guillaume Gourgues.

Réflexe

Le système semble si bien huilé qu’il ne risque pas de se gripper. Juste avant l’été, la DITP publiait un énième appel d’offres. Un appel loin d’être famélique puisque l’accord-cadre est estimé à 49 millions d’euros. Le lot qui touche aux prestations d’« intelligence collective et de facilitation » pourrait atteindre 10 millions. Point étonnant : le marché indique que, pour postuler, les entreprises doivent présenter un chiffre d’affaires minimum – qui n’est pas communiqué. Les gros cabinets de conseil devraient encore une fois se porter candidats.

C’est donc un réflexe : le Cese et le CIPC remplissent leurs missions de démocratie participative en recourant au privé. « Une fois encore, l’État abandonne tout ou une partie de ses fonctions », observe Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l’université d’Aix-Marseille. Est-ce par manque de moyens ? « Au sein de l’appareil d’État, les experts de la participation n’existent pas », répond Alice Mazeaud. En octobre 2022, le CIPC se composait de trois agents et deux vacataires. Concernant le Cese, sa direction de la participation citoyenne créée en juin 2022 n’est composée que de deux personnes : la directrice et son adjointe.

Une fois encore, l’État abandonne tout ou une partie de ses fonctions.

J-F. Kerléo, université d’Aix-Marseille.

Même si, dans le cadre de la Convention citoyenne sur la fin de vie, l’assemblée consultative a recruté quatre personnes en contrat court, « il n’y a aucune recherche d’internalisation. Le Cese s’appuie complètement sur les marchés », regrette Guillaume Gourgues. Le contrat attribué le 9 mars pour accompagner cette assemblée dans ses « opérations de participation citoyenne » est estimé à 2,6 millions d’euros, soit plus de 50 % de son budget consacré à la participation citoyenne pour l’année 2023. En clair, rien n’est fait pour que ces organisations sous-dimensionnées changent leur manière de fonctionner.

Contacté, le Cese indique internaliser « de plus en plus de missions » tout en estimant que le marché reste « nécessaire pour la mise en œuvre de plateformes participatives ou pour le tirage au sort des citoyens ». (*)

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Article mis à jour le 31 aout 2023, avec la réaction du Cese.

Contactés, le CIPC, Eurogroup Consulting et Roland Berger n’ont, pour le moment, pas répondu à nos sollicitations.


Droit de réponse du CESE

Mise à jour le 21 septembre à 15 heures 30

Suite à la parution de cet article, Maître Didier Seban sollicite pour le compte du CESE l’insertion de la réponse suivante.

« La volonté du CESE d’internaliser les missions de la participation citoyenne est certaine et sa concrétisation s’accélère.
40 agents du CESE, soit 30 % du personnel, ont ainsi contribué à l’organisation de la convention sur la fin de vie à chaque session.
Par ailleurs, la direction de la participation citoyenne (DPC) est désormais constituée d’une équipe de professionnels de la participation, composée de 3 personnes et 40 agents sont actuellement en cours de formation aux techniques d’animation et de facilitation.
Dans cet esprit, le CESE mène, sans aucun prestataire, de nombreux dispositifs de participation citoyenne en cours et à venir :

  • Journée délibérative sur l’avenir de l’élevage (50 participants le 6 septembre) : aucune externalisation ;
  • Intégration de citoyens à la commission ASS (15 citoyens tirés au sort pour une durée de 6 mois) : seul le tirage au sort a été externalisé – l’organisation logistique, l’animation et la facilitation ou encore la rédaction des livrables étant réalisés par les équipes du CESE ;
  • Ateliers en région autour de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle : aucune externalisation.

Du reste, les conclusions de l’article reposent sur le seul volet des « conventions citoyennes », lesquelles ne représentent qu’une partie de la participation citoyenne au CESE. Or, les conventions citoyennes sont des dispositifs très massifs, sur la base d’une commande du gouvernement. Il est difficile pour le CESE d’anticiper ces commandes, dès lors de recruter et de former plusieurs dizaines d’animateurs dans les délais qui existent entre la saisine et l’accueil des citoyens (pour la CCFV ce délai était à peine plus de 2 mois).
Enfin, s’agissant du marché du 9 mars 2023 dont l’objet est d’accompagner le CESE dans ses opérations de participation citoyenne, les montants énoncés dans l’article ne correspondent pas au prix exactement payé par l’assemblée consultative, car ils correspondent à des maximum pour une année pour chacun des lots. Si l’on regarde la réalité des dépenses pour les 8 premiers mois de l’année 2023, les dépenses réelles sont ainsi évaluées : lot 1 Animation – 16 440 € TTC ; lot 2 Recrutement – 7 536 € TTC ; lot 3 Plateforme – 0 € ; lot 4 Analyse – 0 € ; Lot 5 – 0 €. Le recours à ce marché est donc loin d’être systématique ».


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