Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »

Alors que l’Assemblée générale de l’ONU se réunit en septembre et que le génocide perpétré par Israël à Gaza se poursuit, la docteure en droit international public Inzaf Rezagui rappelle la faiblesse des décisions juridiques des instances internationales, faute de mécanisme contraignant et en l’absence de volonté politique.

Pauline Migevant  • 27 août 2025 abonné·es
Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »
À Paris, le 25 août 2025.
© Thomas Lefèvre

Insaf Rezagui a consacré sa thèse à la reconnaissance de l’État palestinien. Cofondatrice du collectif de recherche Yaani, elle est aujourd’hui chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient.

Que signifie, en droit international, la reconnaissance d’un État ?

Insaf Rezagui : La reconnaissance d’un État signifie qu’un autre État ou une organisation internationale constate que l’entité concernée remplit les critères juridiques nécessaires à sa qualification comme État. Il y en a quatre : un territoire (les Territoires palestiniens), une population (le peuple palestinien), un gouvernement (l’Autorité palestinienne, reconnue à l’échelle internationale) et la capacité à exercer sa souveraineté sur ce territoire. Une fois ces conditions réunies, un État tiers peut choisir d’établir une relation juridique d’égal à égal avec cette entité. Cette reconnaissance est déclarative : elle constate une réalité mais ne crée pas l’État.

Emmanuel Macron donne l’illusion d’agir tout en préservant le statu quo. C’est une posture sans volonté d’action réelle.

Un État peut donc exister sans être reconnu, et la reconnaissance ne fonde pas juridiquement son existence. Du point de vue du droit international, la France reconnaît déjà l’État de Palestine. Elle entretient des relations diplomatiques, économiques et juridiques avec l’Autorité palestinienne. La représentante palestinienne en France, Hala Abou Hassira, a rang d’ambassadrice. Le consulat français à Jérusalem agit de facto comme une ambassade auprès des Palestiniens : il délivre des visas, traite avec la population, etc.

La France vote régulièrement en faveur du renforcement du statut international de la Palestine, notamment à l’ONU. Le vote du 28 mai 2024 à l’Assemblée générale en faveur de son admission comme État membre en est un exemple fort. Dans ce contexte, la « reconnaissance symbolique » évoquée récemment par Emmanuel Macron est redondante : elle relève d’un message politique, sans effet juridique.

Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il posé des conditions à cette reconnaissance ?

Les conditions posées – reconnaissance d’Israël par des pays arabes, réforme interne de la gouvernance palestinienne – n’ont aucune base juridique en droit international. Ce sont des exigences politiques, sans valeur normative. Le droit international interdit aux États de s’ingérer dans les affaires internes d’un autre État, que ce soit sur son organisation politique ou sur les groupes qui le représentent. On ne peut pas conditionner la reconnaissance à la démilitarisation d’un acteur ou à un changement de leadership.

Sur le même sujet : Macron et l’État palestinien : et après, quoi ?

Emmanuel Macron le sait. Il s’agit donc clairement d’une posture politique, destinée à ménager ses alliances tout en répondant à la pression de l’opinion publique. En évoquant une reconnaissance sans effet juridique, sans rupture diplomatique, sans sanctions ni conditionnement des relations, il donne l’illusion d’agir tout en préservant le statu quo. C’est une posture sans volonté d’action réelle.

L’accusation d’antisémitisme lancée par Netanyahou est-elle exceptionnelle ?

Non. C’est une stratégie récurrente d’Israël. Chaque fois qu’un acteur international critique l’occupation ou agit contre les violations du droit international, il est accusé d’antisémitisme : la Cour pénale internationale, l’Espagne, le secrétaire général de l’ONU, la Cour internationale de justice, etc. Cette tactique vise à délégitimer les critiques, même lorsqu’elles sont juridiques et fondées.

« Le droit au retour est un pilier du droit international dans la question palestinienne. » (Photo : Thomas Lefèvre.)

Une reconnaissance sans droit au retour est-elle légitime ?

Non. Le droit au retour est un pilier du droit international dans la question palestinienne. Il est reconnu dès 1948 par l’ONU. Des millions de Palestiniens ont été déplacés, exilés, dépossédés de leurs terres. Or la solution à deux États – souvent imposée sans consultation – nie ce droit, en entérinant une partition du territoire qui exclut le retour des réfugiés. Cela revient à une logique coloniale : proposer une solution au peuple colonisé sans jamais lui demander ce qu’il souhaite. L’autodétermination ne peut être décidée que par le peuple lui-même.

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Quel est aujourd’hui le rôle de l’Autorité palestinienne ?

L’Autorité palestinienne est largement discréditée auprès de la population palestinienne. Elle est perçue comme une sous-traitante sécuritaire de l’occupation israélienne, en raison de sa coopération étroite avec Israël. Elle a été mise en place dans le cadre des accords d’Oslo, conçus par les puissances occidentales et Israël pour encadrer la gouvernance palestinienne. Cela arrange les États occidentaux d’avoir un interlocuteur politique docile, qui relaie leurs positions – y compris la solution à deux États – au détriment d’une véritable autodétermination populaire.

Qu’a fait la France depuis la résolution de l’ONU appelant à mettre fin à la colonisation ?

En septembre 2024, la France a voté en faveur d’une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU entérinant les conclusions d’un avis consultatif de la Cour internationale de justice du 19 juillet 2024. Cet avis exigeait la fin de l’occupation israélienne dans l’année et appelait les États à cesser tout soutien direct ou indirect – ventes d’armes, coopération économique, soutien diplomatique. Un an plus tard, la France n’a appliqué aucune de ces recommandations : elle continue ses échanges commerciaux, sa coopération sécuritaire et ses relations diplomatiques avec Israël. Cela constitue une contradiction flagrante entre les engagements internationaux de la France et sa politique réelle.

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Quelles sont les conséquences pour les États qui ne respectent pas leurs obligations internationales ?

C’est l’une des faiblesses structurelles du droit international : l’absence de mécanisme contraignant pour garantir l’application des décisions juridiques. La Cour internationale de justice ne dispose pas de moyens de coercition. Elle dépend de la volonté politique des États et des organes de l’ONU. Dans son avis de 2024, la Cour renvoie explicitement cette responsabilité au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale. Mais sans volonté politique, rien ne se passe. La non-effectivité du droit devient alors flagrante.

La politique systématique de domination israélienne a été qualifiée par la Cour internationale de justice de régime d’apartheid et de ségrégation raciale.

Au mois d’août, le gouvernement israélien a approuvé un nouveau plan de colonisation afin de couper la Cisjordanie en deux. Bezalel Smotrich, ministre des Finances, a déclaré qu’il fallait « faire en sorte que, d’ici septembre, les dirigeants hypocrites européens n’aient plus rien à reconnaître ». Où en est la colonisation aujourd’hui ?

Aujourd’hui, entre la Méditerranée et le Jourdain, une seule souveraineté s’exerce : celle d’Israël. Le découpage hérité des accords d’Oslo (zones A, B, C) est devenu obsolète. L’armée israélienne contrôle l’ensemble du territoire palestinien, ses ressources (eau, électricité, gaz), ses infrastructures, ses frontières et ses déplacements. On observe une politique systématique de domination : surveillance par drones et reconnaissance faciale, arrestations arbitraires (plus de 10 000 prisonniers, dont 4 000 en détention administrative illégale), démolitions, annexions progressives. Cette politique a été qualifiée par la Cour internationale de justice de régime d’apartheid et de ségrégation raciale.

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Existe-t-il des recours juridiques contre les États qui soutiennent un génocide ?

Oui. La Convention de 1948 sur le génocide oblige les États à prévenir, punir et empêcher ce crime, même s’ils n’en sont pas les auteurs directs. Or, depuis le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice a reconnu un risque plausible de génocide à Gaza. Cela déclenche un régime de responsabilité juridique pour tous les États. Le Nicaragua a déjà engagé une procédure contre l’Allemagne pour sa fourniture d’armes à Israël. La France pourrait être poursuivie pour complicité passive ou active si elle continue de soutenir Israël.

En 2024, un Palestinien m’a dit à Hébron : « Le droit international n’est pas fait pour nous. »

Le droit international est-il encore crédible dans le cas palestinien ?

Le droit international reconnaît depuis des décennies les droits fondamentaux des Palestiniens : autodétermination, fin de l’occupation, droit au retour. Mais aucun de ces droits n’a été concrétisé. En 2024, un Palestinien m’a dit à Hébron : « Le droit international n’est pas fait pour nous. » Cette phrase résume tout. Le droit, dans ce contexte, est devenu un outil de promesses sans mise en œuvre.

Comment avez-vous perçu le positionnement du monde universitaire par rapport au génocide en cours ?

Yaani est un collectif de chercheuses et de chercheurs créé en 2023 pour produire des analyses rigoureuses sur la situation en Palestine. Nos travaux s’appuient largement sur le travail et le savoir des universitaires palestiniens. Cela, dans un contexte d’éducide : toutes les universités de Gaza ont été dynamitées, les enseignants et étudiants ciblés, les institutions en Cisjordanie encerclées. Le monde académique palestinien est délibérément visé.

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Leurs travaux nous ont permis de comprendre qu’il fallait traiter de la Palestine comme d’une question coloniale et non comme d’un conflit entre deux États. Malheureusement, le milieu académique français les a silenciés pendant très longtemps. Quand ce sont les colonisés qui racontent, qui font part des crimes qu’ils subissent au quotidien, on ne les écoute pas. Il a fallu que des ONG israéliennes parlent de génocide pour qu’on puisse avoir un sceau de légitimité, sans craindre des représailles et sans être accusés d’antisémitisme.

L’idée d’Israël comme « seule démocratie du Moyen-Orient » est de plus en plus contestée.

Quel est le rôle des juristes en France aujourd’hui ?

Nous travaillons en étroite collaboration avec des ONG palestiniennes qui documentent les crimes sur le terrain, notamment ceux commis par des soldats israéliens binationaux. Notre rôle consiste à recueillir les preuves, à monter des dossiers juridiques et à engager des procédures devant les tribunaux nationaux ou internationaux : poursuites contre des soldats, actions contre des entreprises complices, plaidoyers sur les violations du droit humanitaire et pénal international.

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Peut-on agir en droit contre les relais médiatiques de la propagande israélienne ?

Dans une certaine mesure. En droit pénal français, l’apologie de crimes internationaux peut faire l’objet de poursuites. Mais, en pratique, le droit est peu mobilisé à ce sujet. Cela dit, le discours israélien dominant perd du terrain : l’idée d’Israël comme « seule démocratie du Moyen-Orient » est de plus en plus contestée, notamment face aux preuves d’un régime d’apartheid et de politiques de dépossession systématique.

Peut-on encore espérer quelque chose de l’Assemblée générale de l’ONU ?

Je n’en attends plus grand-chose. Certes, elle est devenue depuis les années 1960 une caisse de résonance des revendications palestiniennes dans le contexte des décolonisations et de l’arrivée massive d’un certain nombre d’États africains et asiatiques qui ont réussi à se libérer du joug colonial. Mais depuis le 7-Octobre elle est particulièrement silencieuse. Elle n’a jamais parlé de génocide dans ses résolutions. Elle se contente de dire : l’occupation, la guerre, la catastrophe humanitaire. La terminologie est très en deçà de ce qu’on devrait attendre d’une Assemblée générale comme celle des Nations unies.

« On ne va pas faire discuter un colonisé avec un colon, parce que les rapports de force sont tellement déséquilibrés que ça n’aurait aucune valeur. » (Photo : Thomas Lefèvre.)

Par ailleurs, cette dernière est beaucoup moins forte que le Conseil de sécurité parce qu’elle ne dispose pas de résolutions contraignantes. Ses résolutions ont une valeur juridique, politique, morale indéniable mais ne sont pas au niveau de ce que produit le Conseil de sécurité. Enfin, l’Assemblée générale défend la solution à deux États, donc elle viole encore le droit à l’autodétermination du peuple palestinien en imposant une seule solution politique. Elle demande des négociations politiques entre Israéliens et Palestiniens, sauf que ce n’est pas aux Israéliens de décider de la façon dont l’autodétermination va se mettre en œuvre.

C’est aux États de prévenir, de sanctionner et de réprimer le génocide.

On ne va pas faire discuter un colonisé avec un colon, parce que les rapports de force sont tellement déséquilibrés que ça n’aurait aucune valeur. La seule chose que ça peut produire, c’est que ça favoriserait Israël, qui, dans le rapport de force, est forcément gagnant. Vont se succéder à la tribune des chefs d’État et de gouvernement qui vont dire : « La guerre, c’est mal, il y a une catastrophe humanitaire ». Mais jamais ils ne vont appeler à agir et à prendre des sanctions. C’est pourtant aux États de prévenir, de sanctionner et de réprimer le génocide.

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Évidemment, ce n’est pas l’État génocidaire israélien qui de lui-même va arrêter son génocide. Lui, son objectif, c’est d’aller au bout de son projet pour détruire le peuple palestinien. C’est à la France, en tant qu’État, et plus largement à la société internationale de prendre leurs responsabilités et de mettre en place des sanctions et d’agir. Si demain on arrêtait tous de vendre des armes à Israël, le génocide s’arrêterait instantanément.

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