Enzo Traverso : « Renvoyer dos à dos le nazisme et le stalinisme est un anachronisme »

Spécialiste de l’histoire des intellectuels, du nazisme et du génocide des Juifs, Enzo Traverso publie aujourd’hui une analyse sur « la guerre civile européenne », de 1914 à 1945. Un de ses ouvrages les plus aboutis.

Olivier Doubre  • 22 mars 2007 abonné·es

Vous employez le terme de « guerre civile européenne » pour relater le désastre qui a frappé le continent européen durant la première moitié du XXe siècle. Pourquoi ce terme, et d’où vient-il ?

Enzo Traverso : C’est un concept qui a toute une histoire et un statut très important dans la théorie politique, beaucoup plus que dans l’historiographie. Mais il pose quelques problèmes lorsqu’on essaie de l’utiliser pour interpréter cette période de l’histoire européenne qui va de 1914 à 1945. En effet, une guerre civile, par définition, est un conflit qui brise un État ou une nation. Or, je l’utilise dans ce livre. Toutefois, je ne suis pas le premier à avoir adopté cette approche : j’ai donc essayé de retracer l’histoire de ce concept, et j’ai constaté qu’une multitude d’auteurs, d’historiens, de philosophes ou d’hommes politiques s’en sont servi auparavant.

Je crois en effet qu’on peut parler de « guerre civile européenne » à partir de 1914, parce que débute alors un cycle de conflits de portée continentale, qui combine des guerres au sens classique du terme (c’est-à-dire interétatiques) et des conflits qui transcendent les frontières nationales en étant surdéterminés par des clivages idéologiques et politiques. C’est le cas, après 1918, de la guerre civile en Russie après la révolution d’Octobre, ou bien, en Allemagne, de la chute du Reich widhelminien, qui s’accompagne de la Révolution spartakiste et de son écrasement.

Surtout, ces guerres sont menées comme des guerres civiles : il s’agit de conflits où il n’y a plus ni règles ni ennemis légitimes se reconnaissant comme tels avant de conclure un traité de paix. L’ennemi n’est plus celui qu’il faut vaincre, mais celui qu’il faut anéantir. Ces conflits surgissent donc de l’éclatement de ce que la philosophie politique appelait le jus publicum europeum , une rationalisation juridique des relations internationales en vigueur depuis la chute de Napoléon et le traité de Vienne de 1815. À partir de 1914, une certaine anomie juridique apparaît donc, marquée par un surinvestissement émotionnel : c’est bien là le climat typique des guerres civiles.

Cette guerre civile se poursuit avec l’avènement des fascismes. Or, le regard sur l’antifascisme fait depuis l’objet de débats importants…

J’appartiens à cette catégorie d’historiens pour lesquels le fascisme et l’antifascisme ne sont pas seulement des catégories historiques mais aussi un héritage actuel et vivant pour la définition des démocraties dans lesquelles nous vivons. Je pense en effet qu’une Europe démocratique qui n’aurait pas tiré les leçons de l’anéantissement de la démocratie par le fascisme serait bien fragile. Récuser l’antifascisme, comme le font certains historiens d’orientation libérale ­ par exemple François Furet ­, fragilise donc nos démocraties, qui ont trouvé leurs raisons d’être dans le combat contre le fascisme. Mais cela implique aussi pour les historiens une réflexion et un travail d’historicisation critiques sur cette expérience historique, visant à reconnaître les contradictions et les limites de l’antifascisme. Une de ses limites a bien sûr été sa relation de complicité avec le stalinisme, qui fut le fait parfois d’une simple incompréhension de la véritable nature de ce dernier, parfois d’une complicité assumée, parfois encore d’une attitude de complaisance avec lui, considérée comme un prix à payer en dépit de tout ce qu’on pouvait connaître.

Une autre limite se trouve dans l’incompréhension de la nature exterminatrice de l’antisémitisme nazi, même si cette incompréhension a frappé la culture européenne dans son ensemble. Il faut ajouter que cela ne permet en rien de plaquer sur le conflit entre fascisme et antifascisme des lectures rétrospectives projetant des catégories de notre temps. Je ne crois pas non plus qu’on puisse analyser ce conflit à la lumière de la notion de totalitarisme, en y plaquant l’opposition totalitarisme/antitotalitarisme. En effet, si on contextualise les postures de l’époque, on voit bien que les (rares) « antitotalitaires » qui renvoyaient alors fascisme et stalinisme comme deux visages d’un même totalitarisme se condamnaient non seulement à l’isolement mais aussi à l’impuissance. C’est pourquoi je parle dans mon livre d’anachronisme vis-à-vis de ceux qui tentent de défendre aujourd’hui cette thèse. Les figures les plus lucides de la culture libérale de l’époque ont en effet fait un choix : Raymond Aron a décidé d’aller à Londres et de rejoindre le camp allié à l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie…

Vous montrez que les plus lucides sur la nature du nazisme et du fascisme étaient souvent des exilés.

Je pense en effet que les exilés sont la conscience critique de cette culture antifasciste qui va devenir hégémonique après 1945. En effet, si cette culture revendique contre le fascisme l’héritage des Lumières, elle le fait d’une façon acritique : elle pense le fascisme comme une rechute de la civilisation dans la barbarie et une tentative d’arrêter la roue de l’histoire. Elle oppose donc l’idée de progrès au fascisme pensé comme réaction. Elle est incapable de saisir la dimension moderne du fascisme, que certains ont appelé le « modernisme réactionnaire » , c’est-à-dire cette alliance entre les anti-Lumières d’un côté et la technique ou le scientisme de l’autre. Les seuls à avoir été capables de percevoir ces traits modernes du fascisme et du nazisme sont essentiellement des exilés (souvent des philosophes), qui essaient d’interpréter le fascisme comme un produit d’une crise de la modernité et non pas comme un rejet de celle-ci. C’est notamment le cas de l’École de Francfort, d’Hannah Arendt, ou de Walter Benjamin…

Le refus de revivre cette « guerre civile » a été à l’origine de la construction européenne. Mais vous dénoncez aussi cette « religion civile » de l’antitotalitarisme en vigueur aujourd’hui pour légitimer les régimes libéraux…

En effet, les guerres qui ont déchiré l’Europe dans la première moitié du XXe siècle ont fourni les bases de la reconstruction de ce continent à partir d’une perspective de paix. On a donc, depuis 1945, pensé l’histoire de l’Europe d’une manière nouvelle. C’est un acquis de cette guerre civile européenne. Cependant, l’antitotalitarisme est aussi devenu, depuis, une sorte de mot d’ordre dominant pour une conception de l’histoire avancée par les libéraux. Je pense en effet que le libéralisme n’est plus seulement une interprétation critique, mais une interprétation apologétique de l’histoire, présentant nos institutions comme n’ayant aucune alternative possible, parce que nées du rejet du fascisme, du nazisme, de la destruction des Juifs d’Europe, etc. Je trouve cela inquiétant. De même que je suis très inquiet de la transformation de la mémoire de la Shoah en religion civile du monde occidental, qui a certes des aspects positifs parce qu’elle sacralise les valeurs de tolérance et de droits de l’homme, mais qui, en même temps, contribue à célébrer les institutions libérales. Là aussi, cet usage de l’histoire de la destruction des Juifs me semble problématique. Voire dangereux.

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