Avant que j’oublie ou la solitude en héritage

L’acteur et réalisateur Jacques Nolot signe avec « Avant que j’oublie »
un beau film d’une lucidité douloureuse et ironique sur un homosexuel vieillissant. Une mise à nu émotionnelle.

Christophe Kantcheff  • 18 octobre 2007 abonné·es

On peut voir et revoir un film pour un plan, un seul. Parce qu’on n’en épuisera jamais son mystère. L’absolu miracle qu’il constitue réactive la foi dans le cinéma, dans sa puissance d’incarnation, dans son irréductible singularité. Avant que j’oublie offre ce plan-là. Il se trouve à la fin du film. Comme une apparition ultime. Un accomplissement.

Pierre, le personnage principal et alter ego du réalisateur, Jacques Nolot, qui interprète lui-même le rôle, y est habillé en femme. Moustache rasée, perruque noire façon Juliette Gréco, il se tient dans le couloir d’un cinéma porno de Montmartre, éclairé par une mauvaise lumière jaune, en toute majesté. Dans ce décor cheap , le lyrisme d’une symphonie de Mahler – alors que la bande-son était jusqu’ici vierge de musique – vient renforcer ce qui émane de lui~: quelque chose de solennel et la joie d’avoir osé aller au bout de son fantasme. Pierre est homosexuel, mais c’est la première fois qu’il revêt des habits féminins.

Un dernier plan, plus court, suit celui-là. Pierre est de dos, il s’enfonce dans le noir de la salle. Bien sûr, dans ce cinéma porno, Pierre, qui est venu accompagné de l’un de ses gigolos, va à la rencontre de promesses de sexe facile. Mais il n’est pas interdit de voir dans cette image une allégorie. Par exemple, une avancée dans l’inconnu. Comme si la vie de cet homme mûr, en butte au temps qui passe et au sida, pouvait enfin connaître du nouveau, s’ouvrir à des expériences inédites et, pourquoi pas, recommencer. Différemment, on peut aussi y voir une marche vers les ténèbres. Pierre ne serait plus alors le personnage inquiet qu’il n’a cessé d’être, rendant visite trois fois par semaine à son psy. La mort serait par lui acceptée et sereine.

Ces deux plans sont un sommet. Mais on aura compris qu’ils ne sont rien – ils ne peuvent être habités par le regard du spectateur – sans ce qui les précède : une sorte de chronique des tourments de Pierre, un exercice de lucidité douloureuse qui ne manque pas, ça et là, d’auto-ironie.

Avant que j’oublie , qui clôt une trilogie commencée avec l’Arrière-pays (1998) et poursuivie par la Chatte à deux têtes (2002), est un film angoissé. L’idée de la mort le travaille, et ce n’est évidemment pas un hasard s’il s’ouvre dans un cimetière. La mort, mais aussi l’âge qui gagne, la chair qui s’affaisse, la solitude à laquelle seul l’amour tarifé offre une échappatoire… La force de Jacques Nolot réside dans son impudeur, qui n’est jamais de l’exhibitionnisme, mais une façon incroyablement honnête –  jusqu’à reconnaître sa complaisance – de se mettre à nu. Au sens figuré comme au sens propre. Avant que j’oublie est aussi un film sur le corps d’un homme de 60 ans, son ventre proéminent, sa lassitude, ses défaillances. La séropositivité de Pierre n’est pourtant pas traitée sur le mode du pathos – le ton du drame est étranger à Nolot, même si les événements que son personnage traverse sont dramatiques. Elle est plutôt l’occasion, avec la première prise d’une trithérapie, d’une scène paradoxalement plaisante où Pierre s’effraie à la lecture des effets secondaires, en particulier l’éventuelle chute des cheveux, qui lui semble plus insupportable que tout. Avant que j’oublie flirte avec le ridicule sans jamais y tomber. C’est particulièrement vrai dans les scènes de passes avec le gigolo, où le désolant prosaïsme de la situation débouche sur une véritable émotion.

Avant que j’oublie développe un autre thème fort, qui hante cet homme vieillissant sans enfant~: celui de la transmission. Il y est beaucoup question d’héritage et d’argent. Et surtout d’un héritage raté. Pierre, alors lui-même gigolo, fut le jeune amoureux d’un esthète fortuné, «~Toutoune~», qui vient de mourir. À défaut de testament, tous les biens de Toutoune, dont le souhait était d’en léguer à Pierre, reviennent à sa famille, qui rejette socialement ce dernier~: « On te permet de descendre un étage, mais pas d’aller dans la cave » , avait-elle prévenu.

Mais, plus que de biens matériels, c’est d’une transmission symbolique que se préoccupe Pierre, même s’il conserve chez lui le salon de coiffure de son père en l’état. S’il a « peur » , s’il doute du travail qu’il accomplit avec son psy, c’est parce qu’il n’arrive pas à écrire ce qu’on devine être un roman. Avant que j’oublie n’est pas pour autant un film sur la création. Les scènes d’écriture sont peu nombreuses. Mais on comprend, au détour de l’une d’elles, que, devant la difficulté, Pierre a réduit cet acte à une simple transcription de ses faits, gestes et conversations de la journée. Comme si le temps décidément l’avalait. Comme si plus rien de sa vie, à force de se rétracter, n’avait d’existence sauf à en garder la trace écrite.

Mais, peut-être, oser enfin aller au bout d’un fantasme bouleverserait la donne. Enfin, s’habiller en femme…

Culture
Temps de lecture : 4 minutes