Une responsabilité morale

Denis Sieffert  • 8 novembre 2007 abonné·es

Si on la dépouille de son arrière-plan politique, cette histoire d’Arche de Zoé est dramatiquement simple. Lepersonnage central, fondateur de l’association, a tout du baroudeur, un peu tête brûlée, en mal d’aventures exotiques. Ses intentions n’étaient sûrement pas celles d’un escroc. Mais il arrive un moment où l’irresponsabilité, poussée à ce point, a les mêmes effets que l’escroquerie la plus sordide. En l’occurrence, des enfants tchadiens ont été soustraits à leurs parents ; et des couples de Français ont versé des sommes non négligeables pour accueillir des enfants qu’ils n’accueilleront jamais. Accablant ! Il n’y a ici que des perdants, que de la peine et des larmes. On aurait aimé dans ces conditions que la politique ­ la mauvaise politique ­ se fasse oublier. Mais, avec Nicolas Sarkozy, cela n’est jamais possible. Fallait-il vraiment qu’un président de la République aille en personne à N’Djamena chercher les trois journalistes français et les hôtesses de l’air espagnoles pris malgré eux dans les rets de cette affaire ? On ne nous fera pas croire que cette visite éclair dans la capitale tchadienne a été en quoi que ce soit décisive. Que tout n’avait pas été négocié depuis Paris. Et qu’un ministre ou un haut fonctionnaire n’aurait pas suffi à témoigner d’une présence officielle. D’où ce sentiment extrêmement désagréable que le vibrion de l’Élysée n’a pas résisté cette fois encore à la tentation de s’offrir un coup de pub.

Avec lui, on ne met jamais trop de points sur les « i » de communication. Était-il indispensable, de surcroît, d’humilier des magistrats tchadiens réduits à l’intendance ? Tout cela respire l’odeur rance d’un certain colonialisme. On entre et on sort de ces pays africains comme chez soi. On fait rouvrir les tribunaux un dimanche pour que le calendrier de l’Élysée n’en soit pas affecté. Et comment ne pas penser que c’est cette même conception qui a guidé les activistes de l’Arche de Zoé ? Car il y a sans aucun doute de l’idéologie derrière leur monstrueuse balourdise. L’idée de venir s’emparer comme ça, dans un pays africain, de cent trois enfants dont on ne connaît pas les histoires ni les origines ne peut germer que dans un esprit conditionné. Comme si l’Afrique nous exonérait du droit. Mais à cette légèreté, vaguement coloniale, s’est ajouté autre chose. Le sentiment de l’urgence. La conviction qui transcende tout que, peut-être, il fallait sauver des vies. C’est ici qu’il nous faut nous interroger sur le discours qui a été distillé depuis le milieu de notre campagne électorale à propos du Darfour.

Dans un univers de démagogie et de propagande, le discours du pire est celui qui passe le mieux. On nous a trop répété, dans le sillage du Congrès américain, relayé chez nous par le tandem BHL-Kouchner (avant que celui-ci ne soit ministre), qu’un « génocide » était à l’oeuvre dans cette vaste province de l’Ouest soudanais, et que la zone frontalière entre le Tchad et le Soudan était une zone de non-droit absolu. C’était deux fois inexact.

Certes, il n’est guère facile de dégonfler des chiffres qui sont de toute façon insupportables, mais 131 000 morts en trois ans, dont un quart assassinés (selon Médecins sans frontières), ce n’est pas 500 000 comme annoncé par les lobbies d’outre-Atlantique qui inspirent Bernard-Henri Lévy ^2].
). De plus, le conflit de forte intensité a eu lieu entre 2003 et 2005. Il n’est plus que larvé aujourd’hui. Mais, surtout, il s’agit de voir dans ces situations ce qu’il convient de faire en regard du terrain et de la nature réelle du conflit. Inviter à armer les rebelles, comme l’a proposé BHL, ou à lancer les armées européennes contre Khartoum n’était sûrement pas la bonne solution.

Cet excès de zèle dicté par les États-Unis dans un pays où les grands groupes occidentaux (dont Total) disputent d’énormes ressources pétrolières à des concurrents chinois répondait-il seulement à des considérations humanitaires ? Faut-il rappeler, en outre, que le régime islamiste du président Omar El-Béchir fait partie de l’« Axe du mal », cible des néoconservateurs américains ? Pas étonnant dans ces conditions de retrouver BHL dans cet intense lobbying qui lui est familier. Pas étonnant non plus que la France de Nicolas Sarkozy (le nouvel ami de George Bush) tente d’entraîner les armées européennes dans cette aventure. Hélas, il y a des mots qui peuvent aussi égarer des esprits faibles.

[^2]: BHL, qui fait feu de tout bois dans cette affaire (il est vrai qu’il a un livre à vendre), n’en serait pas à sa première entreprise de désinformation. On se souvient en janvier 1998 de ses « reportages » sous escorte militaire en Algérie, de son article sur « Sderot, ville martyre », en Israël, en août 2006, tandis que les bombes israéliennes semaient massivement la mort au sud-Liban (voir aussi, à propos de notre insubmersible désinformateur, [l’article d’Olivier Doubre

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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