« Il n’y aura pas de choc des civilisations »

Anthropologue, Emmanuel Todd, qui avait « prédit » l’effondrement de l’URSS,
se risque dans son dernier essai, coécrit avec Youssef Courbage, à un nouveau pronostic fondé
sur une solide observation démographique.

Denis Sieffert  • 6 décembre 2007 abonné·es

Votre livre au titre édifiant, « le Rendez-vous des civilisations », se présente comme une réfutation de la théorie du choc des civilisations à partir de la démographie. Pouvez-vous d’abord, avant d’en venir au fond, nous dire quelques mots de la méthode et de sa fiabilité ?

Emmanuel Todd : Si on veut évaluer la fiabilité de la méthode, il faut savoir ce qu’est la démographie. C’est une science extrêmement simple. C’est la plus mathématisée des sciences sociales, avec ses taux de natalité, de mortalité, etc., Mais elle utilise des variables qui vont très profondément dans l’intimité des gens et des sociétés. On va parler d’âge de mariage, d’indice de fécondité, de taux de mortalité, mais en disant cela on se rend compte que les variables de la démographie, ce sont les variables fondamentales de la vie : la naissance, l’amour et la mort. Les statistiques démographiques ne sont donc pas seulement du chiffre, ce sont des données qui agrègent des milliers ou des millions d’attitudes individuelles. Si on observe une baisse de l’indice de fécondité dans une société, selon un certain rythme, et en corrélation avec une évolution du taux d’alphabétisation, on est déjà en face de quelque chose de très profond et de très sûr. Beaucoup plus, par exemple, que la variable économique.

Illustration - « Il n’y aura pas de choc des civilisations »


Un jeune couple dans une rue de Téhéran.
MEHRI/AFP

L’idée centrale que vous développez, c’est que nos sociétés, loin de diverger, de s’éloigner les unes des autres, sont engagées dans un processus de convergence…

Oui, la théorie de Huntington est une théorie des civilisations fermées les unes aux autres à partir d’un étiquetage religieux qui est parfois à hurler de rire. Si on considère d’un point de vue démographique la civilisation musulmane, qui serait, selon Huntington, une civilisation ennemie, on voit que partout le taux d’alphabétisation s’élève, et que partout les indicateurs de fécondités baissent. On aboutit à la conclusion que l’islam n’est pas extérieur à l’histoire du monde, mais bien à l’intérieur de l’histoire universelle. Mais je suis surpris des dégâts causés par la théorie d’Huntington. Je n’imaginais pas à quel point elle est devenue hégémonique dans notre société. Du coup, notre livre a provoqué un effet de stupéfaction. En fait, personne n’ose trop contester la science démographique. Lorsqu’on découvre que l’Iran est à deux enfants par femme, c’est-à-dire comme la France et comme les États-Unis, la Tunisie aussi, et l’Azerbaïdjan, autre pays musulman, à 1,7, on se dit « tiens, ces gens sont comme nous » . Depuis la sortie du livre, nous avons rencontré beaucoup de résistances, parce que l’islamophobie est très répandue, mais en fait il y a une incapacité à répondre à notre argumentation.

Mais revenons à cette idée de « convergence ». Sur quelle base s’opère-t-elle ?

L’idée centrale de notre livre n’est pas angélique. Nous n’avons pas fait un livre sur le mode « dialogue des religions ». Nous pensons même que l’évolution se fait plutôt en sortant du religieux. Nous répondons au préjugé selon lequel il n’y aurait que les chrétiens qui seraient assez murs pour sortir du religieux. Pour moi, l’idée centrale c’est la possibilité d’une désislamisation. La question principale est la suivante : si dans tous les pays ­ qu’ils soient chrétiens ou bouddhistes ­ qui ont un indicateur de fécondité inférieur à trois et une forte alphabétisation, il a fallu pour en arriver là un effondrement de la pratique religieuse, qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui pour des pays musulmans qui atteignent les mêmes variables ?

On veut bien suivre votre logique. Mais les apparences sont contre vous. Il y a bien une montée du fondamentalisme. Et pas seulement dans l’islam ?

Bien sûr, le fondamentalisme existe. L’islamisme aussi. Mais, dans les trajectoires universelles, on part toujours de l’évidence de l’existence de Dieu ­ un dieu quel qu’il soit ­ pour aller vers un doute. On peut sortir de ce doute de deux façons. L’une, c’est une crispation transitoire, un raidissement beaucoup plus violent et affirmé que la religion traditionnelle. L’islamisme, c’est ça. Le jansénisme a été cela dans la France du XVIIesiècle. L’autre issue, c’est tout simplement la résolution du doute par la sortie de la croyance. Les deux peuvent s’exprimer en même temps au sein d’une société. Ce que montre l’histoire, c’est que l’aboutissement pour tout le monde, c’est finalement la sortie de la croyance. Nous sommes aujourd’hui dans cette phase intermédiaire. On le sent très bien avec l’Iran. C’est une sorte de proto-démocratie cléricale sortie d’une révolution religieuse. Mais on sent très bien que ce pays peut aussi être à la veille d’une certaine laïcisation qui, certes, ne sera pas une laïcisation antireligieuse à la française, mais plutôt à l’anglo-saxonne. N’oublions pas que les Anglais, au XVIIe siècle, sont entrés dans la démocratie et dans le libéralisme politique par une révolution religieuse.

Le raidissement religieux ne se traduit pas seulement par l’islamisme, mais aussi par le fait que la grille de lecture qui domine, en France même, est religieuse. On est ainsi amené à imputer à l’islam des comportements qui ne lui sont pas imputables…

Oui, ce qui est considéré comme typique de l’islam est parfois apparu en Mésopotamie des milliers d’années avant l’islam. On trouve des traces de comportements traditionnels, et de structures familiales, qui n’ont rien à voir avec l’islam. Mais, aujourd’hui, des gens veulent absolument chercher dans le Coran les explications à la réalité du monde et des incompatibilités entre l’islam et les lois de la République. Répondre à un certain intégrisme laïque a été l’une des motivations de ce livre.

Idées
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