Défaut de soins

Réduction de la couverture maladie universelle et de l’aide médicale d’État, mise en place des franchises médicales : sous couvert de chasse aux fraudeurs, le gouvernement restreint les droits sociaux des plus démunis.

Thierry Brun  • 14 février 2008 abonné·es

Arnaques en tout genre de pseudo-RMistes, fausses ordonnances, arrêts de travail bidons, trafic de cartes Vitale… Tous les prétextes sont bons pour convaincre l’opinion d’ouvrir la chasse aux fraudeurs à la Sécu. Au nom de cette traque, le ministre du Budget, Éric Woerth, a déposé un décret, adopté discrètement le 28 janvier, qui va bouleverser l’accès aux droits sociaux des plus pauvres, particulièrement en matière de santé. Pour l’instant, il n’y a guère que les associations de chômeurs et quelques autres (AC !, Apeis, Collectif national des droits des femmes, DAL, MNCP, etc.) qui mesurent l’ampleur des dégâts à venir : il devrait notamment remettre en cause l’accès au RMI et à la couverture maladie universelle (CMU). Si l’on y ajoute une proposition de loi visant à réduire l’aide médicale d’État (voir ci-contre) et la mise en places des très injustes franchises médicales, les choix politiques du gouvernement laissent entrevoir une future réforme de la protection sociale qui la mettra hors de portée d’une partie de la population.

Illustration - Défaut de soins


Le trafic de cartes Vitale est l’un des prétextes de l’État pour lancer sa chasse aux fraudeurs.
MULLER/AFP

Le texte d’Éric Woerth, désigné « chef de file » de la lutte contre la fraude à la Sécu par Nicolas Sarkozy, redéfinit les « modalités d’évaluation des biens et des éléments de train de vie pour le bénéfice de certaines prestations sociales sous condition de ressources » . Les associations de chômeurs estiment qu’il s’agit d’une « remise en cause fondamentale du RMI, de l’API [allocation de parent isolé] et de la CMU ». Concrètement, dans le cadre d’une évaluation, un barème sera retenu pour définir l’éligibilité des personnes aux allocations sociales et à la CMU. Le barème prendra en compte un certain nombre d’éléments (propriétés bâties ou non bâties, moyens de transport, équipements hi-fi, vidéo, informatique, etc.). Les conséquences attendues, expliquent AC ! et le MNCP, sont la « suppression de l’allocation et, par extension, de la CMU pour toutes les personnes dont le train de vie sera jugé trop confortable ! » . « On travaille avec les ex-salariés de Moulinex, dont seulement un tiers sont en reclassement après trois ans. Le RMI est pour eux la seule ressource, même s’ils sont propriétaires de leur logement. Avec le décret, ils ne seront plus éligibles au RMI ni à la CMU. Ils n’auront plus rien ! » , explique Laurent Delavigne, du MNCP. Le décret Woerth précise en effet que « si le montant du train de vie évalué forfaitairement […] est supérieur ou égal à une somme correspondant à la moitié du montant annuel » du RMI et d’autres prestations sociales, la « disproportion marquée entre le train de vie et les ressources déclarées est constatée » . Et si « disproportion » il y a, le couperet tombe.

Quelle est la cohérence entre l’arrivée de ce décret et les débats qui ont lieu dans le cadre du Grenelle de l’insertion, qui se tient actuellement en régions ?, interrogent les associations de chômeurs. Pour le MNCP, « ces décisions et réformes risquent d’avoir des effets négatifs sur les questions de chômage et de précarité et donc de rendre encore plus hypothétiques des résultats positifs » à l’issue de ce nouveau Grenelle. L’insertion attendra, car un véritable arsenal répressif est désormais en place depuis l’installation, en octobre 2006, d’un Comité national de lutte contre la fraude en matière de protection sociale. Sa mise en oeuvre a été suivie d’un plan de lutte contre la fraude, adopté dans un article du budget 2007 de la Sécurité sociale, dont découle le décret sur le train de vie des RMistes.

De nouveaux instruments juridiques ont été récemment créés (échange d’informations, peine plancher forfaitaire en cas de travail dissimulé, suppression du bénéfice des allocations logement en cas de fraude, etc.). Et Éric Woerth a ajouté au contenu de cet arsenal une prochaine limitation à trois mois de l’ouverture des droits à la CMU, « le temps d’un contrôle plus poussé » (voir l’article de Didier Ménard pour l’Observatoire du 6 mai, Politis n° 988). « Cette nouvelle attaque contre la CMU stigmatise davantage les personnes vivant dans la pauvreté, elle est en contradiction avec la loi, puisqu’un grand nombre de personnes sont bénéficiaires du droit à la CMU par la perception du RMI » , ont réagi six syndicats et associations de médecins [^2]. Ceux-ci soulignent aussi que sur les 6 millions de personnes qui rempliraient les conditions exigées pour bénéficier de la CMU complémentaire (CMU-C), moins de 5 millions seulement utilisent ce droit. Est-ce encore trop ?

Au-delà de cette sinistre comptabilité, comment peut-on se soigner sans un minimum de ressources ? Les nouvelles dispositions du gouvernement n’apportent pas de réponse. L’idée est d’appliquer strictement la logique libérale d’activation des dépenses passives et de culpabilisation des « assistés », quitte à remettre en cause des dispositifs collectifs destinés à réduire les inégalités d’accès aux soins. « Un grand nombre de bénéficiaires, surtout des jeunes, abandonnent cette quête des droits sociaux et s’enfoncent dans l’exclusion » , relèvent les associations de médecins. Une enquête de l’Insee sur la santé des plus pauvres, publiée en octobre 2007, constatait aussi que les personnes aux plus bas revenus sont plus nombreuses à souffrir de certaines affections et qu’elles consultent moins pour les affections très courantes.

Protéger la protection sociale en éloignant d’elle les pauvres apparaît totalement décalé alors que la fraude fiscale en France est évaluée à 45 milliards d’euros par an, et que seulement 1 % des délits économiques et financiers sont sanctionnés. Nicolas Sarkozy et son gouvernement se trompent de cible.

[^2]: Notamment le Syndicat de la médecine générale, l’Association des médecins référents et l’Union syndicale de la psychiatrie.

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