Sur un pied d’égalité

Une imposante enquête sur la sexualité en France met en lumière la progression de rapports plus égalitaires entre les partenaires. Mais les représentations sociales de la différence sexuelle demeurent.

Olivier Doubre  • 12 juin 2008 abonné·es

Parue récemment, la troisième Enquête sur les comportements sexuels en France vient seize ans après la grande enquête dite Spira, du nom de l’épidémiologiste qui la dirigea sous l’égide de l’Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS), créée quelque temps auparavant. L’épidémie de VIH, l’absence de traitements et l’urgence de politiques de prévention efficaces et ciblées étaient, en 1992, à l’origine de la décision de l’Agence de renouer avec de telles études, délaissées depuis le Rapport Simon (1971), qui fut la première recherche française en la matière.

Illustration - Sur un pied d’égalité


En matière de sexualité, les hommes et les femmes parlent de plus en plus la même langue. Guillot/AFP

Alors que les années 1990 et 2000 ont vu l’arrivée des trithérapies contre le sida, la prolifération des hépatites virales, le vote de la loi contre le harcèlement sexuel au travail (1992) et, plus largement, le sentiment d’une évolution vers des modes de relations plus égalitaires, notamment parmi les jeunes générations, l’ANRS, l’Inserm et l’Ined souhaitaient vérifier à nouveau l’évolution des comportements sexuels. Ces recherches constituent en effet désormais une «pièce maîtresse du dispositif moderne de la santé publique» , comme le rappelle le professeur Jean-François Delfraissy, directeur de l’ANRS, qui, si son sigle n’a pas changé, a néanmoins vu son intitulé s’allonger en Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales.

Menée auprès de 12~300~personnes (par téléphone avec un institut de sondages), cette enquête n’a pas pour objectif d’effectuer un simple «comptage», mais bien d’explorer, pour reprendre les termes de l’anthropologue Maurice Godelier dans sa préface, «les logiques sociales qui structurent l’engagement dans la sexualité et les expériences vécues des acteurs, et plus profondément le rapport qu’une société entretient avec la sexualité».

L’enquête, effectuée de septembre~2005 à mars~2006 sur la base d’un questionnaire de plus d’une heure –impliquant donc un réel investissement de la part des personnes interrogées– offre ainsi un panorama des rapports affectifs et physiques au sein de la société française.

Au-delà de la foule d’informations rassemblées, plusieurs évolutions substantielles apparaissent. En premier lieu, l’affirmation progressive — de plus en plus marquée au sein des jeunes générations — de relations plus égalitaires entre les hommes et les femmes, notamment en ce qui concerne les pratiques sexuelles, le nombre des partenaires et l’âge d’entrée dans la sexualité. C’est donc chez les femmes que de tels changements sont les plus nets ces dernières années. Désormais, les filles ont en moyenne leur premier rapport sexuel au même âge que les garçons (17~ans et quelques mois), alors qu’en 1992, il advenait environ un an plus tard. Nathalie Bajos, directrice de recherches à l’Inserm, qui a codirigé les enquêtes de~1992 et~2008, souligne également qu’aujourd’hui «les pratiques sexuelles des femmes ressemblent de plus en plus à celles des hommes» , ce qui était loin d’être encore le cas il y a seize ans. Comme le constate Maurice Godelier, *«l’enrichissement du “répertoire” des actes sexuels» concerne donc aussi bien les hommes que les femmes.
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De même, alors que dans les années~1970 deux tiers des femmes «ne connaissaient qu’un homme dans leur vie» (1,8 en moyenne), elles ont aujourd’hui 4,4~partenaires au cours de leur vie, nombre de célibataires de 30~ans vivant dans une grande ville ayant même eu une bonne vingtaine d’amants.

Toutefois, Nathalie Bajos nuance ces constatations par le fait que «la diffusion de pratiques de moins en moins différenciées entre femmes et hommes dans le domaine de la sexualité […] va apparemment de pair avec la persistance des différences hommes/femmes dans les représentations sur la sexualité» . Ainsi, la «différence “naturelle” des sexes» demeure le «socle» de ces représentations, comme par exemple «la croyance en des besoins sexuels naturels masculins plus importants», partagée par 73~% des femmes interrogées et 59~% des hommes. Le mouvement général vers l’égalité est donc à tempérer puisque, selon les auteurs, «l’idée égalitaire en matière de sexualité reste encore largement conçue comme une menace pour la construction des identités sexuées» . Enfin, tout en ayant connu un plus grand nombre de partenaires que leurs parents et grands-parents, «l’idéal pour les individus des deux sexes reste de vivre de façon relativement prolongée une vie de couple riche à la fois sur le plan sexuel et affectif. Et il semble qu’à cet idéal les femmes soient plus attachées que les hommes» . Pourtant, la multiplication des familles recomposées se poursuit, et un tiers des couples en France ne sont pas mariés : ce sont ainsi plus d’un enfant sur deux qui naissent hors mariage.

En matière d’homosexualité ou de bisexualité, les hommes et les femmes ayant eu, au cours de leur vie, des relations avec des personnes du même sexe représentent environ 5~% de la population, proportion comparable aux autres pays européens. Cependant, se définir homo ou bisexuel(le) est moins fréquent (1,1~% des hommes et 0,8~% des femmes). Cette sexualité est désormais largement considérée comme «normale» (par 60~% des femmes et 48,4~% des hommes) ou «libérée» (13,1~% des femmes et 12,8~% des hommes), même si elle relève encore d’un «problème psychologique» (10~% des femmes et 12,3~% des hommes), voire constitue une pratique «contre-nature» (chez 17~% des femmes et 26,6~% des hommes). Les résistances restent surtout fortes à l’idée que les couples homosexuels élèvent des enfants, en particulier pour les couples formés de deux hommes (la résistance est moindre pour deux femmes) : pour Maurice Godelier, «persiste donc dans l’opinion publique l’idée qu’élever des enfants est fondamentalement une tâche féminine»…
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Enfin, l’un des faits importants mis en lumière par cette enquête est le nombre élevé — et surtout l’augmentation — d’agressions sexuelles (des attouchements imposés jusqu’aux tentatives de rapports forcés et aux rapports réellement accomplis) déclarées lors des entretiens. Elles ont nettement progressé par rapport à 1992, notamment chez les hommes. Il est toutefois difficile de savoir si ces faits sont en réelle augmentation ou si ce sont leurs déclarations qui sont plus fréquentes, mais c’est en tout cas un *«fait social important que ces violences soient de moins en moins supportables et de plus en plus dénoncées par les femmes»
, en particulier les plus jeunes. Dans 99~% des cas, les agresseurs sont des hommes (même lorsque la victime est un homme). Cependant, malgré cet «abaissement du seuil de résignation» (également lorsqu’il s’agit d’agressions au sein de la famille de la victime), qui rend ces violences davantage «dicibles» dans une telle enquête, porter plainte pour ces faits est encore une démarche «assez rare» , surtout pour les hommes.
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In fine,* cette recherche confirme combien l’activité sexuelle, dans ses diverses dimensions, demeure liée aux rapports sociaux, de classe, de génération, «mais aussi et surtout de genre, toujours inégalitaires» . Et, comme le soulignent les auteurs en conclusion, *«beaucoup reste encore à faire»…
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Société
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