Le piège du consensus institutionnel

Selon Roger Martelli, coprésident de la Fondation Copernic, la gauche devrait s’opposer franchement aux réformes constitution-nelles voulues par le pouvoir en place.
Roger Martelli  • 17 juillet 2008
Partager :

À l’heure où ces lignes sont écrites, on ne sait ce qu’il adviendra des réformes constitutionnelles présentées devant le Congrès. Qu’importe… Le plus important me semble que leur dispute aura été un pas supplémentaire vers une culture du consensus, rassemblant une partie de la droite et une partie de la gauche. Le PS peut voter contre : il a dit et redit, jusqu’au bout, qu’il était prêt à concéder beaucoup pour voter la réforme. Beaucoup ? Ce n’est pas sûr.
Qu’est-ce qui était en jeu dans ce débat constitutionnel ? L’avancée vers un présidentialisme un peu moins régalien, un peu plus anglo-saxon. Contrairement à ce que l’on pense parfois, le présidentialisme à l’américaine ne rabaisse pas le Parlement. Mais la répartition des pouvoirs confie à un Président irresponsable le soin de définir et de conduire l’action publique, tandis que le Parlement, qui ne peut être dissous, contrôle et vote la loi, dans un cadre contraint par l’existence d’une justice constitutionnelle autonome. L’ossature des choix et leur mise en œuvre sont du côté du Président ; la régulation des normes qui en résultent appartient au Parlement et au juge. La réforme constitutionnelle prévue est un pas vers ce modèle.

La fonction présidentielle n’est pas aussi élargie que le souhaitait le candidat Sarkozy avant mai 2007, mais elle est confortée tout autant qu’elle est un peu plus contrôlée. Quant à la fonction parlementaire, elle reste dans la pratique structurée par la volonté gouvernementale ; tout au plus transfère-t-on à la majorité une part d’un pouvoir de régulation dont l’objectif avéré est de réduire « l’inflation législative » , de « légiférer moins mais mieux » (Jean-François Copé) et, ainsi, de rééquilibrer à la baisse la part présumée excessive de la loi par rapport au règlement, au contrat et à la jurisprudence. Au total, il s’agit moins de renforcer l’institution parlementaire que d’en rationaliser les procédures par une codification accrue des rapports entre parti dominant de la majorité et parti dominant de l’opposition.
En arrière-plan, se profile l’extension du système bipartisan, autour de deux forces exerçant ou aspirant à exercer le pouvoir dans une logique d’alternance respectant les contraintes du « système ». L’ensemble s’inscrit dans une grande évolution qui fait passer un peu plus la France du principe de légalité (c’est la loi qui est au centre de l’ordre juridique) au principe de constitutionnalité (la loi elle-même est subordonnée aux règles de droit, tenues pour le socle de toute constitution politique). L’élargissement de fait de la saisine du Conseil constitutionnel et l’insistance (au demeurant positive) sur l’indépendance de la justice contribuent ainsi à installer toujours plus le judiciaire comme un « troisième pouvoir », selon le modèle anglo-saxon. Le tout, enfin, participe de la méthode, esquissée depuis maintenant une trentaine d’années, de la « démocratie contrôlée » ou de la « bonne gouvernance ». Or, la logique de la gouvernance est née, au milieu des années 1970, de la conviction qu’il y a « des limites potentielles désirables à l’extension indéfinie de la démocratie politique [^2] » .

On eût attendu de la gauche tout entière qu’elle s’oppose franchement à une philosophie énoncée par Nicolas Sarkozy, confirmée par François Fillon et pour partie entérinée par le Comité présidé par Édouard Balladur. Une partie de la gauche a effectivement combattu le projet, mais la force socialiste hégémonique aura moins dénigré l’esprit de la réforme que critiqué quelques-unes de ses formulations. Comme si les socialistes n’avaient pas d’autre ambition que d’être les meilleurs défenseurs d’une adaptation constitutionnelle de « bonne gouvernance », dans le cadre d’un libéralisme tempéré mais assumé.
Il est bon que la gauche redresse la tête. Le dysfonctionnement des institutions actuelles exige non pas leur adaptation mais leur subversion. Peu ou prou, toute la réflexion constitutionnelle depuis le XVIIIe siècle, depuis Madison et Sieyès, a découlé de la conviction que la seule démocratie possible est celle qui permet au peuple de s’exprimer, non directement, mais par l’entremise de ses représentants. Or, si la négation brutale de la représentation conduit à des dérives inacceptables, sa seule affirmation ne permet pas de répondre aux évolutions des sociétés modernes, à leur complexité, à leur interaction territoriale, à l’élévation générale des compétences, des savoirs et des possibilités de leur partage, au besoin d’autonomie d’individus qui ne se réduisent pas à des monades séparées les unes des autres sur les marchés concurrentiels.
C’est à cette mutation de portée anthropologique qu’il s’agit désormais de s’atteler : refondations démocratiques et ruptures économico-sociales vont désormais de pair. Pour bien réformer, mieux vaut partir de l’idée qu’il est temps d’inscrire l’évolution dans la perspective d’une nouvelle République, sixième par son nombre, radicalement innovante par son contenu. La raison politique appelle donc à écarter toute méthode de toilettage par un Congrès, pour recourir à un authentique processus constituant.

D’ores et déjà, les propositions ne manquent pas pour s’engager dans la voie d’une République fondée sur l’affirmation des droits réels et du bien commun, où la représentation sera d’autant plus confortée qu’elle s’appuiera davantage sur l’implication citoyenne directe, où la démocratie sociale viendra en renfort de la démocratie politique, dans une architecture des pouvoirs refondue du tout au tout
[^3].
La gauche n’est pas vide de projet. Il lui manque encore, dans sa majorité, l’audace de dire ouvertement non et de proposer à l’initiative citoyenne de construire une alternative, au lieu de s’engluer dans une alternance.

[^2]: The Crises of Democraty : Report on The Governability of Democracies to The Trilateral Commision, M. Crozier, S. Huntington, J. Watanuki, 1975.

[^3]: On pourra se reporter, entre autres, au document élaboré par la Fondation Copernic en 2006, consultable sur le site.

Publié dans
Les blogs et Les blogs invités
Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don