Pour un ISF mondial

Jean Gadrey  • 18 septembre 2008 abonné·es

Les propositions de taxes mondiales ne manquent pas, portées notamment en France par Attac. Elles ont deux finalités, plus ou moins liées selon les cas. D’une part, freiner des comportements d’acteurs qui « profitent » à outrance des excès de la mondialisation, qu’il s’agisse de spéculateurs, d’actionnaires devenus tout-puissants, de pollueurs ou d’exploiteurs en tout genre, ou des firmes multinationales qui jouent sur tous ces tableaux parce qu’on leur a laissé le champ libre. D’autre part, dégager des ressources pour de grandes causes mondiales, de l’éradication de la pauvreté aux programmes de réduction de la pression écologique.
On a peu envisagé jusqu’ici l’intérêt et la possibilité d’un impôt mondial sur les très gros patrimoines. Deux facteurs pourraient y conduire. Le premier est une meilleure connaissance des montants financiers nécessaires pour rendre le monde plus vivable et plus durable. En combinant les estimations des Nations unies pour les « Objectifs du millénaire » pour 2015, qui ne seront probablement pas atteints, et celles du « rapport Stern » sur le climat, on aboutit à quelque 500 milliards de dollars par an. Ce chiffre semble énorme. Pourtant, il ne représente guère plus de 1 % du PIB mondial, ou, encore, il équivaut au montant des dépenses mondiales de publicité…
Le second facteur qui pourrait rendre populaire le projet d’un ISF mondial est la mise en lumière de l’incroyable concentration des richesses économiques dans les mains d’une infime minorité, une concentration qui s’est nettement accentuée depuis les années 1980, aussi bien dans les pays dits développés que dans la plupart des autres. Dans ces conditions, un ISF mondial à un taux très modeste aurait un « rendement » considérable, même s’il ne touche qu’une fraction dérisoire des ménages.

Selon le rapport 2008 du cabinet de conseil Capgemini et du groupe bancaire Merrill Lynch, on a dépassé, en 2007, les dix millions de très riches, définis comme ceux dont les actifs susceptibles d’être investis (patrimoine net mobilisable) dépassent un million de dollars. La valeur de leur résidence principale n’est pas prise en compte, contrairement à la base de calcul de l’ISF en France. En 1986, la richesse nette des très riches se montait à 7 200 milliards de dollars. En 2007, on atteint 40 700 milliards. Il s’agit certes de dollars courants. Mais, même avec une inflation de l’ordre de 70 % en vingt et un ans, ce montant a vu sa valeur multipliée par 3,3 en dollars constants. L’autre chiffre-clé est le suivant : ces 10 millions de très riches, qui sont les grands gagnants de la mondialisation néolibérale, ne représentent que 0,15 % de la population mondiale.
Supposons alors que l’on instaure un ISF mondial, qui pourrait être progressif, comme en France, à un taux moyen modeste de 1,5 % des patrimoines, ne s’appliquant qu’à nos 0,15 % les plus riches du monde. Cela ferait une recette de 600 milliards de dollars, permettant de faire face à la fois aux objectifs des Nations unies, à ceux de la lutte contre le réchauffement climatique, et à quelques autres encore !

L’ISF est critiqué par les riches et par le personnel politique qu’ils influencent, parce qu’il ferait fuir les capitaux et les « talents » vers les pays où le patrimoine n’est pas imposé. Outre que les faits ne confirment pas cette tendance, qui reste l’apanage d’une poignée de gens dont la fuite des capitaux est sans dommage économique, il est clair qu’un ISF mondial échapperait à cette critique.
Et puis, outre sa fonction de solidarité au présent, un ISF mondial, dont une fraction substantielle des ressources serait consacrée à des programmes de réorientation vers la durabilité écologique, serait une taxe environnementale efficace. On sait en effet que la consommation des riches, avec, entre autres, leur usage démesuré de l’avion et leurs résidences vastes et multiples, alourdit considérablement leur empreinte écologique. Un jour viendra peut-être où l’excès de richesses matérielles sera considéré comme un délit. Quoi qu’il en soit, transférer quelques centaines de milliards de dollars de la consommation des riches vers des dépenses de lutte contre le réchauffement climatique serait une excellente « compensation carbone » des dommages qu’ils infligent à la planète.

Un tel ISF ne dispenserait nullement de considérer d’autres taxes mondiales ayant d’autres objectifs, parmi lesquelles une taxe contre la spéculation financière et une taxe comme le Slam ( Shareholder Limited Authorized Margin ), proposée par Frédéric Lordon pour plafonner les revenus insensés distribués aux actionnaires. Limiter les excès inouïs et le pouvoir de nuisance d’une minorité au bénéfice du plus grand nombre et de nos descendants, voilà une orientation qui pourrait bénéficier d’un large appui populaire.

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