« Un sentiment de supériorité de la part de l’Europe »

Professeur d’histoire à l’université
de Chicago, Jennifer Pitts montre comment le colonialisme fut un pan longtemps ignoré
de la pensée libérale.

Olivier Doubre  • 9 octobre 2008 abonné·es

Ma première question sera un peu personnelle. Le fait que vous soyez américaine a-t-il un lien avec votre travail sur les positions des grands penseurs du libéralisme par rapport aux projets coloniaux de la France et de l’Angleterre ?

Jennifer Pitts : Sans aucun doute, même si, lorsque j’ai commencé à travailler sur ce livre, vers 1996, il était encore rare de parler d’« empire » à propos des États-Unis, à part sous la plume de certains critiques très engagés à gauche. C’est seulement à partir des années Bush que c’est devenu plus fréquent. Je m’interrogeais, pour ma part, sur la manière dont les États puissants utilisent leur puissance à l’extérieur de leurs frontières, et comment ils l’ont justifiée au cours de l’histoire, en particulier les grands penseurs du libéralisme.
Mon intérêt était d’abord historique, mais le fait que je vive dans ce que l’on considère comme la « superpuissance » mondiale a certainement eu son importance. En outre, à ce moment-là, les études post-­coloniales connaissaient un grand essor. Il y avait donc aussi un intérêt, disons « académique », à s’intéresser aux racines intellectuelles de l’impérialisme européen, même si je ne considère pas ce travail comme relevant du champ des postcolonial studies, bien qu’il ait bénéficié de l’apport fondamental des travaux d’Edward Said.

Dans votre ouvrage, vous distinguez la première génération de penseurs libéraux, comme Adam Smith, Jeremy Bentham ou Edmund Burke, qui ont tous pris position contre l’expansion coloniale des États européens, de la seconde génération, comme John Stuart Mill ou Tocqueville, qui l’ont soutenue avec force. Comment expliquer ce reviremen t ?

Il faut d’emblée préciser que, si l’on désigne de façon générique tous ces auteurs comme des libéraux, le terme de « libéral » en tant que tel n’est, lui, apparu comme qualificatif politique qu’après 1815. Je pense qu’il y a deux grands phénomènes qui peuvent expliquer cette évolution. Le premier est d’abord la montée d’une grande confiance en eux-mêmes (en matière culturelle ou civilisationnelle) de la part des Européens, qui existait déjà d’un certain point de vue au cours de la période moderne mais s’accroît fortement au XIXe siècle. Au siècle précédent, il y avait encore un véritable respect vis-à-vis des sociétés extra-européennes et l’on admettait l’existence d’une rationalité propre à celles-ci. Cette conviction disparaît pour une large part au XIXe siècle. Auparavant, même les impérialistes les plus avides de conquête (tel Warren Hastings, le directeur de la Compagnie des Indes orientales, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle) avaient une réelle connaissance et un profond respect de la culture indienne. Au siècle suivant, l’idée d’un fossé culturel infranchissable entre l’Europe et les peuples non-européens s’est répandue, s’appuyant notamment sur une conception linéaire du progrès et du développement des sociétés : certaines sont en avance, d’autres en retard… La diversité culturelle n’est plus alors appréhendée en soi mais mesurée le long d’une échelle où la civilisation européenne se situe bien entendu au sommet. Ce type de jugement n’apparaît jamais sous la plume d’Adam Smith ou de Bentham. Or, au XIXe siècle, avec la révolution industrielle et l’accélération du progrès technique du continent européen, un tel sentiment de supériorité ne fait que croître.

L’autre phénomène est en effet la croyance dans le niveau de progrès atteint par l’Europe…

Tout à fait. On pense alors que le développement des peuples non-européens s’est interrompu il y a des centaines d’années et qu’ils ne pourront rejoindre le niveau de l’Europe qu’avec « l’aide » de celle-ci, qui doit les guider sur la voie du progrès et de la liberté. C’est le principal argument pour justifier l’expansion coloniale. Au siècle précédent, quelqu’un comme Diderot, au contraire, voyait l’impérialisme comme une des manifestations de l’injustice et de la corruption de l’Ancien Régime. Un peu plus tard, Condorcet va, d’une certaine façon, initier la transition entre les deux périodes puisque, tout en étant contre l’impérialisme, il se pose en quelque sorte en « grand frère » vis-à-vis des peuples non-européens : pour lui, l’Europe a atteint un niveau plus élevé de connaissances et de progrès technique, elle a donc le devoir, sans l’imposer par la force, de leur tendre la main et de les aider à l’atteindre. On peut voir là un premier pas vers la défense de l’expansion coloniale chez les libéraux du XIXe siècle.

Vous écrivez dans votre introduction que « la question de l’impérialisme attire notre attention sur des points aveugles de la pensée des libéraux […], qui ne sont pas forcément en cohérence avec leurs prises de position sur les problèmes de politique intérieure ». Quels sont ces points aveugles ?

Je pendrais ici l’exemple de John Stuart Mill, considéré généralement comme l’archétype du libéral par excellence. Tout le monde aux États-Unis lit les écrits de Mill sur la liberté individuelle. Or, Mill a soutenu vigoureusement l’entreprise coloniale. L’un des points centraux de sa pensée est en effet l’idée de progrès. Pour lui, les peuples passent de l’état de barbarie à celui de civilisation. Aussi, son engagement pour la liberté est lié directement à l’idée de progrès, ce n’est pas un engagement pour la liberté en soi. Cette conviction en faveur du progrès va l’amener à défendre le projet impérial britannique et à justifier la domination sur les peuples colonisés. Or, c’est une partie de sa pensée qui est généralement ignorée, ou simplement gommée, car on n’a voulu retenir que le promoteur de la liberté individuelle (et des principes garantissant l’essor du capitalisme). Pourtant, tout son discours sur la liberté ne saurait, dans son esprit, s’appliquer aux barbares ou aux sauvages : cela apparaît clairement dans toute son œuvre, dès les premières pages de ses écrits les plus célèbres. C’est ce pan entier de sa pensée qui fut tout simplement ignoré pendant des décennies. De la même façon que Burke fut appréhendé comme un penseur conservateur, alors que la plupart de ses écrits critiquaient au contraire l’expansion coloniale…

À son tour, Tocqueville au XIXe siècle, après son éloge de la démocratie américaine, va être, parmi les hommes politiques français, l’un des plus fervents soutiens de la colonisation de l’Algérie. Comment s’articulent ses deux engagements ?

Tocqueville a d’abord beaucoup critiqué le mode d’expansion vers l’ouest des États-Unis, avec les massacres d’Indiens ( les natives ). Il y a des passages très émouvants dans son journal lorsqu’il voit au cours de son voyage en Amérique des tribus d’Indiens déplacées vers l’Ouest et réduites à la misère. On aurait donc pu croire qu’il allait s’opposer au projet d’empire colonial français. Mais je crois qu’il faut distinguer l’écrivain de l’homme politique, qui se rendit en Algérie et s’engagea en faveur de sa conquête. Ses écrits sur ce pays vont au contraire justifier la violence employée, au nom de l’exportation du progrès. Il correspondait d’ailleurs régulièrement avec John Stuart Mill, dont il était un ami. Mais, alors que Mill a toujours cherché à ignorer la violence tout en soutenant l’expansion coloniale, Tocqueville la jugeait regrettable mais nécessaire pour parvenir à la conquête. Tocqueville espérait créer en Algérie, pour les colons, une sorte de « nouvelle France », à l’image de l’Amérique : il a même écrit, quand il voyait Alger en pleine construction, voir une sorte de nouveau Cincinatti en Afrique du Nord, qui, éloigné de Paris et du centralisme français, aurait la possibilité de mettre en pratique le libéralisme dont il rêvait.

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