Algérie : La question sociale domine l’élection

À la veille d’un scrutin présidentiel qui ne passionne guère les Algériens, l’historien Benjamin Stora analyse la crise économique et morale d’une société dont la jeunesse est attirée par l’exil.

Benjamin Stora  • 9 avril 2009 abonné·es
Algérie : La question sociale domine l’élection

Les Algériens sont donc appelés à se rendre aux urnes ce jeudi. Mais le sentiment qui domine est celui d’une réélection sans problème d’Abdelaziz Bouteflika, l’actuel président de la République algérienne. À la différence des précédentes élections, les candidats qui se présentent cette fois ne paraissent pas en mesure de l’inquiéter. Seule Louisa Hanoune, militante trotskiste du petit Parti des travailleurs (PT, proche de la mouvance française lambertiste) dispose d’une aura et d’un charisme acquis dans son opposition au régime en place, au moment des années 1990, années de guerre civile. Son objectif est d’élargir le plus possible la base de son parti à la faveur de l’élection présidentielle, et non de prendre le pouvoir ou de diriger le pays.

La différence est donc grande avec les élections présidentielles précédentes. Le retrait des principaux leaders de l’opposition s’est opéré dès octobre 2008 lorsque, dans un discours prononcé au siège de la Cour suprême, à l’occasion de l’ouverture de l’année judiciaire, Bouteflika a expliqué qu’il comptait proposer au Parlement «  d’enrichir le système institutionnel avec les fondements de la stabilité, de l’efficacité et de la continuité » . L’éditorialiste du journal en langue arabe El Khabar avait alors eu ce commentaire : «  L’histoire retiendra, quoi qu’on en dise, que Bouteflika a modifié la Constitution pour rester président à vie. Plus personne ne peut ­désormais se moquer d’Hosni Moubarak ou de Ben Ali. Nous sommes tous logés à la même enseigne [[« Bouteflika président à vie », par Karim Ben Cheikh, El Khabar hebdo.
]]. »
Un amendement à la Constitution, adopté par le Parlement à main levée, avait permis quelques semaines plus tard au président en exercice de se présenter pour la troisième fois.

L’impression qui domine est donc celle d’un jeu politique « fermé », et le véritable enjeu devient celui de la participation. Sentant poindre le danger, les dirigeants multiplient les déclarations pour l’appel au vote. L’autre grande interrogation porte sur le programme du candidat-président. Le retour à la « paix civile » était l’objectif d’Abdelaziz Bouteflika en 1999. Le mot d’ordre avait eu des vertus fédératrices, même si la politique de « réconciliation nationale », se traduisant par l’amnistie de plusieurs milliers de militants islamistes et l’impunité des services de sécurité, a pu heurter des fractions importantes de la société, victimes de la violence des groupes armés. Cette fois-ci, on voit mal le mouvement fédérateur portant pour la troisième fois au pouvoir Abdelaziz Bouteflika. Le Président joue sur la corde, toujours sensible en Algérie, du nationalisme contre la présence coloniale française, mais cela ne suffira pas face à une jeunesse impatiente et en prise avec la mondialisation culturelle. Les cybercafés sont bondés, les blogs s’épanouissent sur le web en Algérie. Et les Algériens, par la parabole ou Internet, regardent des centaines de chaînes de télévision étrangères, en provenance du monde arabe ou d’Europe. Le réveil des souvenirs des années 1970, période de la présidence de Boumediene où Bouteflika était ministre des Affaires étrangères, domine pourtant dans le discours du président-candidat : « J’aurais souhaité que mon frère et ami Boumediene soit aujourd’hui à mes côtés »  […] « Dans les années 1970, le peuple était heureux » , a-t-il déclaré à Tizi Ouzou. Ajoutant, dans cette région de la Kabylie où la revendication est toujours très sensible : « L’Algérie est unie et la prétendue fissure évoquée par certains n’existe que dans l’esprit des ennemis de la Nation. Il n’y a pas de fracture Kabylie-Algérie [^2]. »

Ce discours sur « l’unité nationale » et les temps heureux où le prestige de l’Algérie était grand sur une scène internationale dominée par l’affrontement Est-Ouest ne peut visiblement répondre aux aspirations modernisatrices de la jeunesse. Ainsi, l’année 2008 a été, de manière incontestable, celle de « l’explosion » des départs de la rive sud de la Méditerranée vers l’Europe. Les images d’immigrés clandestins débarquant à Lampedusa sont maintenant dans les esprits. Au Maghreb, on les appelle les « harraguas » . Ce mot vient de « Lahrig », terme ambivalent qui signifie à la fois braver l’interdit et brûler ses pièces d’identité.
Le quotidien Jour d’Algérie, en septembre 2008, sous le titre « Un visa pour la mort », a livré les résultats d’une enquête où il s’avère que la majorité des harragas ne sont pas tous des chômeurs, mais au contraire disposent souvent d’un emploi. Mais, ajoute le journal, « le sentiment d’exclusion, la crainte du chômage, la précarité, le mal-être, le souhait d’améliorer la situation financière sont autant de facteurs ayant poussé les jeunes à tenter l’aventure de l’émigration clandestine. La majorité des candidats a entre 18 et 30 ans ». Autre indication très précieuse donnée dans cette enquête : 38 % d’entre eux sont universitaires, et 40 % sont de niveau moyen. Ce qui remet en question les stéréotypes qui ont cours en Europe sur une migration de la misère venant s’échouer sur les côtes, et qu’il faudrait coûte que coûte contenir. Le taux d’évolution de ce phénomène touchant les élites intellectuelles a augmenté de 1 000 % entre 2005 et 2008…

Ces étudiants et ces professeurs, ces fonctionnaires ou ces informaticiens laissent derrière eux les souvenirs de leur enfance, leurs parents incrédules et désemparés, les amis du quartier et des collègues qui veulent les imiter. Et pourtant, partir n’est pas une décision facile à prendre car l’exil reste une épreuve, et ils le savent, ne serait-ce que par les images transmises par les chaînes de télévision, ou les sites de forums fréquentés assidûment par des internautes avides d’ouverture sur le monde extérieur. Ils partent pourtant, autant pour fuir la misère sociale que l’ennui d’un quotidien morne. En Algérie, les lieux de sociabilité, comme les maisons de jeunes ou les salles de spectacles, sont inexistants. Seules, ou presque, les mosquées restent des lieux où l’on peut se réunir, discuter, évaluer les perspectives d’avenir… Le pays est confronté à la plus importante génération de jeunes de son histoire. Mais l’incapacité du pouvoir à répondre aux attentes de ces jeunes peut se traduire par le désespoir, la fuite, l’exil. Émigrer, dans l’imaginaire d’une partie importante de la jeunesse maghrébine, est devenu synonyme de délivrance.

Cette question migratoire qui frappe en masse la jeunesse scolarisée, déjà formée, traduit la crise du lien national. Ceux qui partaient auparavant avaient l’espoir du retour pour aider leur pays, leur famille restée sur place. En attendant ce retour, les émigrants envoyaient des sommes considérables qui allaient au développement des économies nationales de départ. Le lien n’était pas rompu. Il se renforçait même dans l’exil. La situation s’est modifiée. Ceux qui partent brûlent leurs papiers d’identité. Cet acte est bien plus qu’un moyen d’échapper aux contrôles des frontières européennes. C’est une transgression de la notion ancienne du retour.
Au cours de son nouveau mandat, le président algérien devra donner des raisons d’espérer à une jeunesse impatiente, sinon le risque est grand d’une poursuite de l’émigration, ou d’un repli dans le fondamentalisme religieux.

[^2]: L’Expression, 30 mars 2009.

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