Eric Besson et le délit de solidarité : La loi et la jungle

Contrairement à ce qu’affirme Éric Besson, il existe bien
un « délit de solidarité »
à l’encontre des militants
et des familles qui défendent les sans-papiers.

Éric Fassin  et  Aurélie Windels  • 30 avril 2009 abonné·es
Eric Besson et le délit de solidarité : La loi et la jungle

En 1987, Gary Hart, candidat à la nomination démocrate pour l’élection présidentielle aux États-Unis, mettait les journalistes au défi de prouver la liaison adultère que la rumeur lui prêtait. Aussitôt, la presse publiait une photographie qui mettait un terme à sa campagne. Aujourd’hui, Éric Besson évoque Gary Hart, non pas du fait de ses confidences conjugales ( « en ce moment, ça tangue un peu dans le couple » ), mais depuis qu’il a mis au défi les associations de prouver l’existence d’un « délit de solidarité ».

Interpellé le 11 mars à l’Assemblée nationale par George Pau-Langevin, le ministre affirmait déjà : « L’article L. 622-1 du code d’entrée et de séjour des étrangers en France a permis de démanteler à peu près 4 000 filières d’immigration clandestines. En soixante-cinq ans, seules deux condamnations, avec dispense de peine, et c’est très rare, sont intervenues. » Depuis, sur les blogs (Combat pour les droits de l’homme, Journal d’un avocat) et du côté des associations (Gisti, Amoureux au ban public), les réfutations se multiplient. En réponse au communiqué de presse des associations ( « Si la solidarité devient un délit, nous demandons à être poursuivis pour ce délit » ), le ministre n’en déclare pas moins le 8 avril, jour de la manifestation nationale : « Le délit de solidarité n’existe pas ; c’est un mythe. Donc celles et ceux qui manifestent pour cela doivent être rassurés : ils manifestent contre un mythe. » Tantôt, il se fonde sur les seules décisions de justice, et non sur les poursuites ( « personne n’a jamais été condamné » ) ; tantôt, il s’abrite derrière la séparation des pouvoirs (s’il y a bien « trois ou quatre affaires en cours » , elles « ne dépendent pas de moi » , car « l’autorité judiciaire est indépendante en France » ). Toutefois, confronté aux condamnations recensées par le Gisti, Éric Besson finit par perdre patience : s’il annonce le 21 avril qu’il « a pris connaissance avec intérêt de cette liste, et s’engage à apporter une réponse circonstanciée » , dès le lendemain il change de ton : « Je le dis avec pondération : la crédibilité du Gisti en la matière, elle est quasiment nulle. »

Gary Hart a chèrement payé son pari perdu ; Éric Besson, hier chargé d’évaluer ses collègues du gouvernement et aujourd’hui encore chantre de la « culture du résultat », en sortira-t-il indemne ?
Dans le Monde du 21 janvier, il avouait que, responsable du pamphlet socialiste de 2007 sur « Les inquiétantes ruptures de M. Sarkozy », il n’avait « pas écrit un mot sur la partie concernant l’immigration. Ce n’était pas ma compétence » . Autrement dit, l’auteur de cette charge était compétent dans ce domaine – pas Éric Besson. On touche ici à l’essentiel : la politique d’immigration actuelle n’est pas fondée sur la compétence, mais sur l’illusion du sérieux ; non sur la raison, mais sur l’apparence raisonnable ; non sur les résultats, mais sur la culture du résultat. Dans les débats suscités par le film Welcome , Éric Besson est très à l’aise pour dénoncer le Parti socialiste : « Il y a cet écran de fumée du délit de solidarité, qui arrange bien, parce que ça permet de jouer sur le registre émotionnel. » Toute la force rhétorique de sa position tient à une seule proposition : l’émotion « droit-de-l’hommiste » ne serait que l’envers d’une « incapacité à proposer une politique migratoire alternative » raisonnable.

En revanche, quand on l’attaque sur le terrain de la raison et non du cœur, il perd pied. La contestation associative, relayée par l’opposition politique, a ainsi ouvert une brèche dans son dispositif. Deux propositions de loi sont déposées le 18 mars, l’une à l’Assemblée, l’autre au Sénat. Si le délit de solidarité n’existe pas, ou n’est jamais appliqué, pourquoi ne pas restreindre l’article L. 622-1 du Ceseda (revendication du Gisti en 1995 et encore en 2003) à ceux qui interviennent « à titre onéreux » ou « dans un but lucratif » ? Éric Besson ne trouve-t-il pas lui-même « maladroit » le mot « aidant » , qui figure dans la loi de finances (5 000 personnes devraient ainsi être interpellées en 2009) ? Selon lui, la « traque » ne viserait en fait que les « trafiquants ». L’initiative de la gauche devrait d’autant plus séduire le ministre qu’elle est conforme à une directive européenne du 28 novembre 2002 : n’est-il pas attentif à rappeler à ses anciens amis socialistes « que la politique française d’immigration, c’est la politique européenne » , également soutenue par des gouvernements de gauche ?

Or, confronté aux faits, Éric Besson ne peut plus se contenter de dire qu’il n’y a pas besoin de changer la loi. Il lui faut reconnaître qu’il ne le souhaite pas. À Calais le 23 avril, il rejette donc ces propositions de loi : « Le principal instrument juridique pour lutter contre ces filières, l’article L.622-1 du Ceseda, ne sera pas modifié. Tous ceux qui contribuent de manière active, et en toute connaissance de cause, à ces filières, doivent être poursuivis, qu’ils agissent dans un but lucratif – c’est le cas de l’immense majorité des passeurs – ou par idéologie ou par passion – ce qui est exceptionnel mais peut arriver. » Comment justifier ce retournement apparent ? « Ne soyons pas naïfs. Les passeurs facturent une prestation globale, incluant l’intervention éventuelle de bénévoles et d’associations. La passion quelquefois imprudente des uns peut faire la fortune des autres. » Les bénévoles qui aident les sans-papiers travailleraient en réalité pour les « passeurs » : la limite s’estompe ici.

« Par idéologie ou par passion » ? Ce sont les deux grandes catégories que vise, sinon la loi, du moins la pression policière actuelle : d’un côté, les militants ; de l’autre, les familles. Les exemptions prévues dans l’article L. 622-4 protègent sans doute théoriquement celles-ci, voire ceux-là. Il n’empêche : en dépit de la loi, même les conjoints ne sont pas à l’abri – les Amoureux au ban public n’ont pas manqué de le rappeler. L’intimidation est claire. Du côté familial, la lettre de mission que Nicolas Sarkozy adresse le 31 mars à son nouveau ministre de l’Immigration en donne la clé : il faut « poursuivre le rééquilibrage entre immigration professionnelle et familiale » , ce qui, « dans le contexte actuel de l’emploi » , implique bien moins la relance de l’immigration de travail que la réduction de l’immigration familiale, avec « un renforcement de la lutte contre les abus et la fraude, notamment les mariages de complaisance, les mariages forcés, ou les situations d’immigration illégale débouchant sur une régularisation pour motif de vie privée et familiale ». Conjoints et familles sont donc a priori suspects.

Du côté associatif, certes, comme insiste Éric Besson, « l’action humanitaire en direction des étrangers en détresse, quelle que soit leur situation au regard du droit au séjour, est parfaitement légale » . Ce qui est donc visé, c’est bien l’idéologie : l’action humanitaire est légitime à condition de n’impliquer aucune critique de la politique menée. Le ministre aime à le dire, c’est à tort qu’on lui reproche de faire la guerre aux bénévoles : dans sa lettre du 7 avril aux associations mobilisées contre le « délit de solidarité », il rappelle ainsi que l’État « apporte, avec les collectivités locales, un important soutien technique et financier, plus de 20 millions d’euros par an, aux associations venant en aide aux immigrés en situation irrégulière, dont le rôle humanitaire est indispensable » . Cette générosité ne va pas sans contrepartie : le rappel prépare le rappel à l’ordre.

Certains l’apprennent à leurs dépens. Selon la Croix du 31 mars, « après un échange très vif avec le président national de la Cimade sur les “aidants” » , Éric Besson déclare en effet : « J’ai compris : s’il faut, je vais cogner. » De fait, c’est le 10 avril que le ministère rend publics les résultats de l’appel d’offres lancé pour l’accompagnement des étrangers dans les centres de rétention administrative, soit un marché de 5 millions d’euros dont la Cimade perd ainsi le monopole. Des associations moins critiques bénéficient de la répartition nouvelle. L’apolitisme n’est pourtant pas requis : le Collectif respect, constitué en 2002 en réaction aux sifflets qui avaient accueilli « la Marseillaise » lors d’un match au Stade de France pour promouvoir le respect dû aux symboles de la République, se voit attribuer le « lot » de l’outre-mer (voir Politis n° 1049). Sans expérience humanitaire, sans rapport avec des territoires où l’on expulse à une autre échelle, et même sans salariés, l’heureux bénéficiaire de la manne publique n’est connu que pour ses liens avec l’UMP. Comme le dit encore Éric Besson : « Le respect de la loi, ce n’est pas l’arbitraire, mais la protection contre l’arbitraire. Entre le fort et le faible, c’est la loi qui protège. » À lire cette phrase, on s’interroge sur son sens : dans la « jungle » de Calais, et au-delà, la loi a-t-elle vocation à protéger le faible du fort – ou bien l’inverse ?

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