Sale affaire dans le milieu du nettoyage

Les patrons du secteur de la propreté sont engagés dans une concurrence acharnée où le dumping social domine. Premières victimes : les régies de quartier, des associations qui agissent en faveur de l’insertion.

Thierry Brun  • 2 juillet 2009 abonné·es
Sale affaire dans le milieu du nettoyage

Conférence de presse à Paris, déclaration commune signée avec les syndicats et adressée au gouvernement, demandant que cesse une « concurrence commerciale et sociale quasi déloyale et parfaitement inacceptable » : la puissante Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP) fait feu de tout bois ! Une terrible menace pèserait en effet sur les 17 000 entreprises et leurs 400 000  « travailleurs de ­l’ombre » que sont les salariés du nettoyage – au demeurant « surexploités » , comme l’ont dénoncé il y a quelques années des collectifs syndicaux.

L’origine de cette menace ? De très modestes régies de quartier accusées d’être subventionnées, d’employer des RSA et de ne pas appliquer la convention collective des entreprises de nettoyage… Bref, de ne pas respecter la concurrence libre et non faussée qui règne dans ce milieu.
« 60 régies environ sur les 130 développent des prestations de nettoyage comme support d’insertion. Il est surprenant qu’une puissante fédération s’en prenne à un dispositif de lutte contre les exclusions, s’étonne ­Zinn-Din Boukhenaissi, délégué général du Comité national de liaison des régies de quartier (CNLRQ). Les régies ne répondent aux marchés publics que sur les territoires où elles interviennent. Nous sommes doublement à la marge : nombre de régies sont très fragiles du fait qu’elles ont un territoire d’intervention limité. » Ces associations sans but lucratif qui ont plus de vingt ans d’existence mi­litent pour une économie solidaire et regroupent des collectivités locales et des logeurs sociaux autour d’une activité qui favorise l’insertion sociale et professionnelle d’habitants en difficulté.

Mais, en quelques semaines, elles sont devenues la bête noire de l’organisation patronale depuis qu’une bataille juridique commencée en 2007 à Marseille a tourné en leur faveur le 28 mai, à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. Ce jugement a confirmé la décision de deux régies marseillaises, Régie service 13 et la Régie service nord-littoral, de ne pas conserver la quarantaine de salariés de trois entreprises qui ont perdu le marché du nettoyage des foyers d’Adoma (ex-Sonacotra) à Marseille. Les régies ne sont pas soumises à la convention collective du secteur qui est censée favoriser « la stabilité de l’emploi, déplore la FEP. S i une entreprise de propreté perd un marché, ses salariés sont automatiquement repris par la société qui récupère le contrat » , et cette disposition figure dans l’annexe 7 de la convention collective des entreprises de propreté. « Les salariés de ce secteur d’activités sont presque tous salariés de plusieurs employeurs, au gré des marchés obtenus et des marchés perdus. Lorsqu’ils sont repris ! La situation n’a donc rien d’inédit » , rétorque Zinn-Din Boukhenaissi.

« Il n’est nullement question d’accepter une déréglementation généralisée », se défend Sébastien Tomasi, président de la Régie Service 13, qui remarque que « plusieurs entreprises entrantes, adhérant à la FEP, n’ont pas souhaité reprendre le personnel des régies de quartier, invoquant une jurisprudence sur la non-applicabilité de la convention collective des entreprises de propreté aux régies de quartier » . Sébastien Tomasi rappelle que celles-ci sont dotées « d’un accord collectif national spécifique reconnu par les pouvoirs publics , signé par les cinq organisations syndicales (CFDT, CGT, FO, CGC, CFTC). Il dépasse les dispositions de la convention collective des entreprises de propreté » . Et il ajoute : « Les régies sont de simples associations de droit privé qui bénéficient comme toute autre association, voire toute autre entreprise, de dispositifs d’emplois aidés ». Car, contrairement à ce qu’affirme la FEP, rien n’empêche les entreprises adhérentes de bénéficier des éventuels avantages liés à l’insertion de personnes en difficulté.

Mais l’imbroglio juridique est né aussi de l’entrée en scène de Charles Hoareau, figure de la CGT à Marseille, qui n’hésite pas à dénoncer « la casse du droit du travail » . Fait rare dans l’univers patronal, la FEP est devenue une militante acharnée de la défense de la convention collective des salariés du nettoyage. « C’est le monde à l’envers » , lance Don-Paul Quilichini, directeur de la régie de quartier de Saint-Brieuc, dont l’association a licencié 26 salariés après avoir récemment perdu un marché de nettoyage du parc HLM de Cabri Habitat à Saint-Brieuc. « Ce n’est pas nous qui cassons les prix ! » , ajoute-t-il.
Un autre directeur de régie est indigné face à l’attitude d’entreprises « qui viennent dans une région, cassent les prix et dégagent leur marge, puis s’en vont, ou tout simplement disparaissent au bout d’un mois parce qu’elles ne s’en sortent pas » . Dans le cas d’Adoma, plusieurs entreprises ont jeté l’éponge en dix ans. L’une d’elles, Isor, en est venue à proposer des contrats de travail illégaux…

« Ces entreprises sont-elles prêtes à recruter des personnes exclues depuis de nombreuses années du marché du travail ?, interroge Zinn-Din Boukhenaissi. Si oui, pourquoi ne répondent-elles pas aux critères des clauses sociales des marchés publics ? Pourquoi les entreprises adhérentes à la FEP ne reprennent pas le personnel des régies de quartier quand elles gagnent des marchés, comme c’est souvent le cas ? »

Dans ce milieu devenu hyperconcurrentiel, les marchés publics et privés changent souvent d’entreprises, et la règle est au dumping social. La FEP elle-même fait ce constat : « Le milieu est caractérisé par une concurrence très vive où les marges sont faibles. Cette situation est malheureusement favorisée par le choix quasi systématique du moins-disant dans les marchés publics et privés. » Résultat, les « travailleurs de l’ombre » sont aux deux tiers des femmes agents de service, pour la plupart à temps partiel subi et travaillant en horaires « décalés ». « La durée moyenne de travail hebdomadaire est de 22 heures » , admet la FEP. Dans le secteur du nettoyage industriel, « les obstacles à la syndicalisation sont nombreux et de toute nature. Ils sont liés à la structure du marché du travail interne, aux conditions d’emploi et de travail, au profil social des salariés, etc. » , souligne le sociologue Jean-Michel Denis.

Les entreprises de nettoyage ont aussi été montrées du doigt en 2008, au plus fort du mouvement pour la régularisation des travailleurs sans papiers, lancé avec l’appui de la CGT et de Droits devant !!. « Sur les quelque 170 000 salariés du nettoyage en Île-de-France, environ 20 % seraient en situation irrégulière » , pouvait-on lire dans l’Humanité  [^2]. Avec le bâtiment et la restauration, le secteur de la propreté et celui de la confection sont les plus concernés par l’emploi de travailleurs sans papiers.
« Nous gênons parce que nous tentons, à notre niveau, de moraliser le secteur » , s’indigne Zinn-Din Boukhenaissi. Sans doute en quête de respectabilité, les entreprises de propreté sont loin d’être des modèles sociaux et ne voudraient pas que cela se sache trop au moment où elles répondent à des appels d’offres dans des institutions vigilantes sur les clauses sociales.

[^2]: Du 17 avril 2008.

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