Grosses entourloupes sur les prix

Prix, carburants, salaires, formation des jeunes, etc. : les plus importants des 163 points de l’accord du 4 mars, qui a mis fin à quarante-quatre jours de grève générale en Guadeloupe, sont loin d’être appliqués, proteste le LKP.

Patrick Piro  • 5 novembre 2009 abonné·es

A Destreland, l’antre clinquant du consumérisme guadeloupéen, le plus important centre commercial des petites Antilles avec ses 180 boutiques et restaurants. « Certains prennent l’avion juste pour venir y faire leurs courses ! », relate avec une pointe de fierté ce Guadeloupéen croisé dans l’hypermarché Carrefour, point de convergence de tous les chalands. À son entrée, un panneau liste quelque 220 produits, dont une centaine déclarés « de première nécessité » – huile, farine, sucre, produits d’entretien, antimoustique, etc. Une première colonne donne le prix avant les accords de mars ; une deuxième, la valeur telle que gelée par la baisse décidée par les accords. Et la dernière, le nouveau prix à la suite d’un dernier accord, du 20 août dernier, qui abaisse le montant de l’octroi de mer [^2]. Deux mois après, l’hypermarché ne l’applique encore que sur 12 produits ! « C’est du vol, contre les collectivités, qui cèdent une partie de l’octroi, et contre les consommateurs ! » , s’élève Alain Plaisir, ancien inspecteur des douanes et responsable des négociations sur les prix pour le LKP.

La mauvaise volonté des distributeurs est constante depuis mars dernier, déplore le collectif. Ses militants constatent ainsi que certains produits disparaissaient subitement des étals quand leur prix baisse, alors que d’autres montent, comme pour conserver aux magasins un niveau de marge constant.

La différence avec les niveaux de prix pratiqués en métropole flambe, notamment dans l’alimentaire : de l’ordre de 40 % pour de nombreux produits, jusqu’à 80 % pour des margarines. Une solution « antigrippe », affichée à 0,88 euro sur Internet, était vendue 5,69 euros à Carrefour Destreland… « Les commerçants nous expliquent invariablement que le transport maritime et l’octroi de mer pèsent sur les prix, rapporte Alain Plaisir. Mais l’écart ne devrait pas dépasser 10 %. Il devrait même être nul pour les matériaux de construction ou les biens d’équipement pour le tourisme, qui parviennent ici en exonération de TVA et d’octroi de mer. »
La bataille d’arguments vient d’être tranchée, mi-septembre, par un avis de l’Autorité de la concurrence très sévère pour les importateurs et les distributeurs de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de La Réunion. La petite taille de leurs marchés et l’éloignement de la métropole (75 % de l’approvisionnement), ainsi que l’octroi de mer, « ne suffisent pas à expliquer l’importance des écarts de prix constatés entre la métropole et les DOM pour les produits de grande consommation » , conclut l’Autorité, qui relève, sur environ 75 produits importés de métropole, des écarts de prix dépassant 55 % dans la moitié des cas ! Les enquêteurs ont identifié plusieurs « particularités » des circuits d’approvisionnement « permettant aux opérateurs de s’abstraire partiellement du jeu concurrentiel »  : les marques « distributeurs », aux faibles marges, sont bien moins présentes dans les rayons qu’en métropole, les ristournes obtenues auprès des fournisseurs (« marges arrières ») ne sont pratiquement jamais répercutées au profit du consommateur ; le recours systématique aux « promotions » masque la réalité des prix aux consommateurs ; il en coûte trois fois plus cher d’acheminer un conteneur vers La Réunion que vers l’Australie ; le groupe Bernard Hayot détient plus de 40 % des surfaces commerciales en Guadeloupe, etc. L’Autorité déniche au passage des pratiques clairement illégales – ententes, entrave à la concurrence, restriction de commercialisation, etc. Ainsi, à La Réunion, un grossiste a obtenu l’exclusivité sur la commercialisation des fromages de deux grands groupes métropolitains (Lactalis et Bel) ; sur certains produits, les importateurs prélèvent jusqu’à 100 % de marge ; en Guadeloupe, des groupes bloquent l’accès au foncier pour empêcher la concurrence de s’installer, etc.

Un paysage aussi peu reluisant a été relevé fin juin par l’Autorité de la concurrence dans un avis sur les carburants. Les DOM subissent les dérives d’un système monopolistique. Les Antilles (et la Guyane, dans une moindre mesure) sont tenues, de l’achat au stockage en passant par le fret et le raffinage, par la Sara, filiale de Total à 51 % – compagnie nationale qui détient aussi la majorité des stations-service de Guadeloupe ! C’est d’ailleurs le blocage de l’île pendant trois jours par les transporteurs, en protestation contre le prix élevé des carburants, qui a mis le feu aux poudres sur l’île dès novembre 2008.

Des transports en commun embryonnaires et une grande majorité des emplois captés par les banlieues de Pointe-à-Pitre (Abymes, Baie-Mahault, Jarry) y rendent pratiquement incontournable l’usage de la voiture. « À défaut, pas de travail ! L’essence compte fréquemment pour plus d’un quart du budget des familles défavorisées » , relate le syndicaliste LKP Jean-Marie Brissac, agent des douanes, ainsi que vice-président du Conseil économique et social de Guadeloupe, pour lequel il s’est penché sur la situation.

En contrepartie du monopole, c’est le ­préfet qui fixe les prix à la pompe, à l’examen des arguments de la Sara –  « à la hausse immédiate quand le baril monte, mais beaucoup moins à la baisse quand le baril redescend ! ». Plus petite raffinerie de France, la Sara serait aussi la plus rentable, découvre le LKP, qui énonce les particularismes locaux : la référence à un « prix normal d’importation » (PNI), pourtant aboli en 1998, le prélèvement d’une taxe pour enlèvement des huiles usagées, service non rendu, le stockage spéculatif de carburant, parfois réexporté vers la métropole quand les conditions de marché sont favorables, etc., ou l’application d’un « taux de dilatation » des carburants injustifié à ces latitudes –  « Cela peut correspondre, pour une journée, à plus de 5 000 litres de carburants échappant à toute fiscalité ! », calcule Jean-Marie Brissac.

L’Autorité de la concurrence juge sans détour que « la régulation des prix des monopoles d’approvisionnement est insuffisante : elle ne garantit plus l’absence de rente, et le dispositif d’encadrement des marges de distribution et des prix de détail a été transformé en un système de prix unique aisément manipulable » . Entre 2001 et 2009, les marges distribution ont ainsi augmenté de 20 % (Martinique) à 77 % (La Réunion) dans les quatre DOM. Si le prix à la pompe a cependant conservé une relative parité avec la métropole, c’est au prix d’une modération de la fiscalité de la part des collectivités locales. «  Or, les recettes manquantes sont compensées par la taxation d’autres produits, notamment des produits de consommation courante frappés par l’octroi de mer » , relève l’Autorité. « En novembre 2008, la Région et le département ont mis trois millions d’euros sur la table pour financer une baisse de 50 centimes sur le litre. Il faut comprendre la Sara, expliquait le préfet… » , relate Jean-Marie Brissac.

Devant les abus de la nébuleuse pétrolière, une mission parlementaire menée par Jacques Le Guen (UMP) et Jérôme Cahuzac (PS) proposait, fin juillet, la création d’un comité de suivi des prix des carburants réunissant toutes les parties, et surtout indépendante du préfet, à demi-mot accusé de complaisance envers les monopoles…
C’est dans ce contexte que la Sara réclame 110 millions d’euros en compensation du gel des prix intervenu en février dernier, lors de la grève générale. L’État en a déjà débloqué une partie. Le reste devait être financé par une hausse de 20 centimes par litre à la pompe. La manifestation du LKP, le 3 octobre, l’a ramenée à 6 centimes, contribution que le mouvement conteste encore. « Nous réclamons la sortie pure et simple de ce monopole générateur d’énormes pwofitasyons » , précise Jean-Marie Brissac.

[^2]: Survivance d’une fiscalité coloniale, l’octroi de mer, principalement appliqué aux produits importés, se substitue tout ou partie à la TVA et constitue entre 40 et 70 % des rentrées budgétaires des collectivités d’outre-mer.

Publié dans le dossier
Où en est l'autre gauche ?
Temps de lecture : 7 minutes