Shlomo Sand : « Je ne nie pas l’identité juive, mais la notion de peuple »

Auteur d’un livre qui suscite le débat, Shlomo Sand énonce en fait ce qui devrait être une évidence historique. Il n’y a pas de continuité ethnique entre les premiers Hébreux et les juifs d’aujourd’hui. Sand rappelle qu’on ne peut se prévaloir de la Bible comme d’un livre d’histoire.

Denis Sieffert  • 5 novembre 2009 abonné·es
Shlomo Sand : « Je ne nie pas l’identité juive, mais la notion de peuple »

Politis : Votre livre, « Comment le peuple juif fut inventé » [^2], remet totalement en cause l’historiographie sioniste. Comment a-t-il été reçu en Israël ?

Shlomo Sand : Le livre est paru, et il a immédiatement attiré la curiosité des médias. Il n’y avait pas une émission où je n’étais invité. Je n’ai d’ailleurs pas été attaqué par les ­journalistes, mais je l’ai été, très violemment, par les professionnels de l’histoire sioniste. Ce qui est compréhensible, puisque mon livre met en cause leur propre raison d’être comme historien. D’abord, ils se sont employés à chercher des erreurs factuelles pour discréditer tout le livre. Et je dois dire que j’ai été étonné qu’ils en aient finalement trouvé si peu dans un travail qui couvre six mille ans.

Et ceux que l’on appelle les nouveaux historiens ?

Je ne parlerai pas de Benny Morris, qui a tellement dérivé qu’il ne peut plus être considéré comme appartenant à ce courant. Mais si l’on parle des historiens que je qualifierai de « non sionistes », ils ont subi un choc avec mon livre parce qu’ils n’étaient pas allés aussi loin. Ce que je comprends. Même moi, qui étais considéré comme « antisioniste » dans ma jeunesse, je n’avais jamais remis en cause la réalité d’un peuple juif. Je croyais à l’histoire d’un peuple arraché à sa terre, il y a deux mille ans, et qui a erré depuis deux mille ans. Parmi les antisionistes d’aujourd’hui, on peut, avec beaucoup de prudence, distinguer deux catégories : les juifs antisionistes, même ceux qui sont réputés d’extrême gauche, se sont montrés très réticents à mon égard ; en revanche, les post-sionistes ont reçu mon livre de façon très positive. On peut en effet se dire « antisionistes » et continuer à croire à l’histoire de l’exil et de la dispersion, à la façon d’Hannah Arendt. Mais il faut dire aussi que les jalousies et les rivalités personnelles interviennent pour beaucoup dans tout cela. Elles sont très fortes. Il est vrai que le capital symbolique à se partager est très petit. De plus, le champ de mon travail initial n’était pas l’histoire du judaïsme ou l’histoire d’Israël, mais la culture française et de l’Europe occidentale.

Vous vous rattachez tout de même à certains courants historiographiques…

Mon livre est une sorte de synthèse post-marxiste et post-canaaniste. Ce dernier courant, né dans les années 1940 et 1950, avait déjà mis en question l’idée du peuple juif. C’est une synthèse entre Marx et Boaz Evron [^3].).
Le paradoxe du débat, c’est que, moi, que l’on a immédiatement qualifié de « négationniste du peuple juif » , j’ai dit aux historiens sionistes : « Vous, vous niez le peuple israélien ; vous niez que vous avez créé un peuple. » Je ne suis pas toujours fier d’appartenir à ce peuple, surtout pas après ce qui s’est passé à Gaza, mais je suis néanmoins un juif israélien. Et ce peuple a aujourd’hui une culture, une littérature, un cinéma. Un juif de Brooklyn peut ressentir quelque rapport avec cela, mais ce n’est pas un rapport direct. Même les Palestiniens qui sont restés en Israël, sans appartenir à ce peuple, partagent d’une certaine façon cette culture israélienne. Mais je ne nie pas l’identité juive. Chacun se définit comme il veut. Je nie la notion de peuple juif. Ce qui n’est pas la même chose. Si le gouvernement israélien prétend être le gouvernement des juifs du monde, alors il n’y a pas d’appartenance au Proche-Orient. Or, Israël appartient au Proche-Orient.

Ce débat sur les origines ne prendrait pas nécessairement un tour aussi violent dans un autre pays. En Israël, c’est un enjeu politique immédiat. Comment ont réagi les « politiques » ?

Les politiques n’ont pas le temps de lire mon livre. Un homme l’a salué, c’est Avram Burg, ex-président de l’Agence juive, et ex-président de la Knesset (le Parlement israélien, NDLR).

Mais qui est aujourd’hui, hélas, un homme politique marginal…
Complètement marginal. Comme je le suis moi-même dans le monde universitaire.

Votre livre ne serait même pas audible par la majorité des « politiques » ?
En fait, mon livre est républicain. Il appelle à la création d’une République avant la révolte des Arabes israéliens. Car le problème d’Israël n’est pas seulement les Palestiniens des territoires occupés, c’est aussi les Arabes israéliens. Je suis très radical dans l’analyse historique. Je ne fais aucune concession à l’historiographie sioniste. Mais je suis très modéré dans mes conclusions pour la société d’aujourd’hui. Dans la tradition républicaine française, d’Ernest Renan jusqu’à Raymond Aron, en passant par Marc Bloch, il y a une famille de pensée. Je me sens appartenir à cette famille qui pense que la culture juive, la tradition juive, est très importante dans la civilisation occidentale. Mais les juifs ne constituent pas pour autant un peuple.

Il n’y a pas d’ethnicité…

Il n’y a pas d’ethnicité, en effet. Et lorsque je vois que Benyamin Nétanyahou exige des Palestiniens qu’ils reconnaissent en Israël un « État juif », c’est d’abord la preuve qu’il n’a pas lu mon livre (rire) ; mais c’est comme si Sarkozy exigeait des juifs et des musulmans de France qu’ils définissent la France comme un État gallo-catholique…
Ce qui ne saurait tarder…
Bon, alors imaginons Obama exigeant de tous les Américains qu’ils définissent les États-Unis comme un pays blanc, protestant et anglo-saxon.
Il faut toujours que le pouvoir, que l’État soit l’expression de la société civile, et qu’il comprenne sa diversité. Ce peut être selon un modèle républicain à la française ou, mieux encore, selon un modèle anglo-saxon qui respecte les différences et les minorités. En Israël, ce n’est pas le cas, et moi, en tant que citoyen, je me révolte.

Que pensez-vous de l’idée d’un État binational ?

Je crois que cette idée est juste éthiquement, mais infantile politiquement. Pourquoi ? Parce que pour chasser l’armée d’occupation et les colons des territoires palestiniens, il n’y a pas besoin de l’accord du peuple israélien. Il suffirait théoriquement que les États-Unis et la ­communauté internationale le décident. Les Israéliens devraient n’avoir rien à dire sur cette question. En revanche, si vous voulez un État binational, il faut évidemment l’accord des deux peuples. Proposer aux Israéliens, aujourd’hui, de devenir minoritaires dans un État binational est sans doute éthiquement juste, mais politiquement débile.

[^2]: Fayard, 446 p., 23 euros.

[^3]: Boaz Evron, connu surtout comme journaliste, est notamment l’auteur de Jewish State or Israeli Nation, Indiana University Press (1995

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