Pauvres valeurs de la République

Liberté, égalité, fraternité, laïcité : ces grands mots recouvrent aujourd’hui
des réalités largement vidées de leur sens originel.

Bruno Mattéi  • 21 janvier 2010 abonné·es

Un malaise pèse sur le débat concernant « l’identité nationale », qui vient d’abord de l’idée même d’« identité nationale ». La grosse ficelle du gouvernement, c’est de donner à croire que celle-ci existe quelque part, comme une nature advenue qu’il faudrait seulement désenfouir et rappeler pour en assumer l’héritage, afin que les choses aillent mieux. La fable paraît simple, avec le bénéfice escompté que les reins et les cœurs en sortiront raffermis. Alors, qu’est-ce qui ne va pas quand l’État bat le rappel pour invoquer sans tabou le grand totem d’une identité nationale ?
Ce qui ne va pas, déjà, c’est qu’avant même d’avoir commencé à débattre on sente si fort les arrière-pensées qui distillent un message biaisé et fétide : celui d’une identité menacée par l’immigré et l’étranger sur fond d’insécurité ressassée et de nationalisme qui ne dit pas son nom. La bonne santé d’un débat voudrait que les citoyens retournent cette vilenie à son expéditeur pour s’employer à une réplique exigeante, qui dirait dans son préambule que l’identité d’une communauté, nationale ou autre, n’existe pas sans projet d’un « idéal commun » et en cela partagé, c’est-à-dire une idée orientée par des valences, des vaillances, qu’on appelle valeurs et qui ont le grand avantage – c’est l’exception humaine – de ne pouvoir être naturalisées, parce qu’elles procèdent d’un pacte et de la résolution de les incarner au mieux dans la traversée de l’histoire. Une histoire dont, certes, il importe de se souvenir, et qu’il faut travailler, pour mesurer avec le plus grand discernement là où on en est avec la promesse que fixent ces valeurs à une communauté d’êtres humains.

Alors, qu’en est-il de ces valeurs que l’on croit tenir en les nommant tout d’un bloc, avec la solennité due à leur rang ? Retenons que les fondamentaux de la République sont quatre : liberté, égalité, fraternité et laïcité, et que cela devrait largement suffire à notre bonheur à tous. Un examen simplement loyal de ces valeurs fait apparaître ce qu’un entendement républicain n’a pas forcément envie de regarder en face : ces valeurs, qui devraient être envisagées comme un système articulé, vivant et complexe, ont toutes été dans la pratique revues à la baisse ou simplement oubliées.

Commençons par « la fraternité » , « la troisième marche du divin perron » , comme disait Victor Hugo, mais aussi la grande oubliée de la République. Sitôt qu’elle fut hissée sur la devise au moment de la révolution de 1848, la République retrouvée et troisième du nom s’est évertuée à la récuser. Dès 1880, dans un Dictionnaire de la politique , l’auteur écrivait à propos de la devise : « Quand on prononce le mot de liberté, on sait ce que cela veut dire ; de même, quand on parle d’égalité, ce mot a une signification claire et déterminée. Il n’en va pas ainsi quand il s’agit de fraternité. Ici, tout est vague et indéfini… On est ici évidemment en face d’un problème d’un ordre tout moral, d’un idéal qui résiste à prendre corps. » Mais qu’est-ce qui résiste au juste, qui résiste et comment « ça » résiste ? […]
La fraternité relève d’une logique, d’une éthique et d’une politique de l’attention inconditionnelle à tout autre que soi. Elle est reconnaissance et préservation de l’altérité de chacun (chaque un). Elle est donc incompatible avec l’exclusion. Elle se vit à hauteur de visage, de paroles adressées et de proximité. Elle affirme la primauté d’un lien social humain, « le fait originel de la fraternité » , selon l’expression du philosophe Emmanuel Levinas. Elle a lancé il y a plus de deux mille ans la grande intuition humanisante que le « nous fraternel » est antérieur aux « moi je » et à la concurrence infernale qu’ils se font. Bien sûr que « ça résiste » à s’incarner, mais choisir de liquider la fraternité – ou d’en faire un mot de pure rhétorique ou un bon sentiment – n’est pas sans dommages ni conséquences.

Ce premier affaissement dans l’ordre des valeurs a entamé logiquement l’égalité. Depuis longtemps, celle-ci n’est plus envisagée comme « égalité en droits » mais comme « égalité des chances », ce qui en change la nature et la portée. […] Car la logique de l’égalité implique l’affirmation intangible de droits, soit des prérogatives pour tout être humain, au nom de son inaliénable dignité. Tandis que la chance ressortit à une logique de l’arbitraire. Aujourd’hui recyclé dans l’idéologie maîtresse du néolibéralisme, le mythe de l’égalité des chances est devenu une imposture, en consonance avec la frénésie de la concurrence et de la compétition. Il ne peut que perpétuer, voire aggraver, les inégalités, les exclusions et finalement le grand lot des discriminations. Bien sûr, la République avance le talent, le travail, le mérite comme autant de distinctions pour légitimer la chance et la malchance, mais en fermant les yeux pour ne pas voir que ces vertus sont elles-mêmes des construits sociaux. Cela ne fait rien, l’idole de l’égalité des chances continue de formater l’entendement républicain et s’avance avec l’encens de ses bienfaits annoncés !

Quant à « la liberté », elle est d’abord une forme, bien entendu considérable et décisive, car elle spécifie l’espèce humaine. Mais ce qui légitime la liberté, c’est son usage. Libre, mais pour quelles finalités, quels choix ? Il est certain que la liberté, au nom de l’égalité des chances et sans la fraternité, n’est plus que la liberté libérale, celle qui affirme la prévalence des « moi je » qui s’affrontent sans trêve, tout juste encadrés par la solidarité parce qu’on ne peut échapper au « fait » d’avoir à « vivre ensemble », comme l’avaient constaté nos très solidaristes et positivistes ancêtres républicains du XIXe. D’où l’extrême fragilité de cette liberté qui vacille sans cesse dans la guerre incessante qu’elle se fait à elle-même, jusqu’à remettre en cause les libertés publiques dont pourrait s’honorer une démocratie républicaine.

La « laïcité » enfin, dont notre République est si fière. Le terme est bien apparu en France dès 1871, mais dans une interprétation restrictive de la grande intuition née il y a quelque deux mille cinq cents ans. Celle-ci nous parlait d’un « laos » (le peuple, en grec), signifiant un peuple rassemblé, ou qui s’efforcerait de l’être, où chacun aurait une place à égalité […]. Malheureusement, la République – mais s’est-on interrogé sur cette singularité ? – a ramené la laïcité à une affaire, non négligeable mais insuffisante, de neutralisation du pouvoir théologico-politique. Ainsi, notre « catho-laïcité » , selon l’expression d’Edgar Morin, a évité de se poser la question qui aurait dû importer par-dessus tout : « Les clercs républicains » ont-ils fait beaucoup mieux que les « clercs religieux » dans l’inclusion de tous dans la cité ? La réponse est négative puisque notre laïcité s’accommode sans grands états d’âme de l’intégration ratée, car non véritablement souhaitée, d’une partie de la population, notamment celle issue de certaines immigrations, échec qui reste le point aveugle d’une histoire non assumée. Obsédée par son face-à-face avec « d’étranges » religions, notre laïcité arrogante se sent régulièrement menacée et oublie qu’elle est d’abord menacée par son insuffisance.

Aussi, le seul débat vraiment utile sur l’identité nationale devrait se porter en priorité sur l’effondrement de nos valeurs témoins, qui explique largement la mise en panne du projet républicain tout entier et le vide politique que cette panne ouvre devant nous. L’avenir nous apparaîtrait moins sombre et compromis si nous avions déjà l’idée d’une société nationale et, au-delà, porteuse d’un projet qui pourrait rassembler et faire sens. Hors cela, comment demander aux jeunes de se reconnaître dans un idéal cohérent de valeurs qui n’existe que dans des mots car la réalité le réfute chaque jour ? Face à l’impossible débat lancé par le gouvernement, il conviendrait que des groupes de citoyens, conscients des dangers qui minent la République, ouvrent des débats de dignité pour reconstruire un projet partageable et envisager une politique qui saurait dire et faire « un lien social humain ».

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