Radovan Ivsic, un prince au pays des mots

Pour Radovan Ivsic, la poésie cessait d’être poésie quand elle abjurait son indépendance pour servir un homme ou un régime.

Denis Sieffert  • 14 janvier 2010 abonné·es

Quelque part dans Cascades, le poète et dramaturge Radovan Ivsic écrit : « Un mot ne m’a jamais trahi, c’est le mot NON. » Un non majuscule, transcrit tel quel dans l’édition Gallimard de ce recueil de textes écrits au mitan des années 1990 [^2].). Le refus de la compromission définit bien en effet cet homme d’intransigeance qui s’en est allé le 25 décembre, avec toute sa lucidité et son humour. Presque nonagénaire, il avait le visage intact de ses principes, et le regard perçant et transperçant de celui qui interroge votre sincérité. Un regard adolescent prompt à refléter la colère ou l’indignation, mais qui savait aussi rire et être d’une grande douceur. À 25 ans, il avait déjà connu dans sa Croatie natale le fascisme oustachi, et subi le stalinisme à la mode Tito. D’une persécution l’autre, pour ce jeune homme follement épris d’une poésie synonyme de liberté absolue. Il mettra à profit ces années de disgrâce pour traduire en croate Rousseau, Molière, Marivaux, Apollinaire, Breton, Éluard, notamment, et pour s’enrichir d’une immense culture. Radovan Ivsic pouvait – chose rare à cette altitude – exprimer son inspiration en deux langues, également maîtrisées.

Sa quête le rapprocha moralement et intellectuellement des surréalistes. Elle le condamna aussi à une double peine : celle que l’on réserve à « l’artiste décadent », et cette autre qui accable le citoyen insoumis. Radovan Ivsic aimait la politique au sens vrai du mot, c’est-à-dire qu’il ne pouvait rester indifférent devant l’oppression qui frappe les autres pour leurs idées. Par solidarité, plus que par adhésion, il osa par exemple prendre la défense des trotskistes quand cette caractérisation d’infamie condamnait aux pires tourments ceux qui en étaient affublés. Mais la politique de Radovan Ivsic était indissociable de l’esthétique. À la différence de certains de ses amis de jeunesse ralliés à l’art officiel au moment de l’avènement de Tito, la poésie n’était pour lui jamais soumise à une autre finalité qu’elle-même. Elle cessait d’être poésie quand elle abjurait son indépendance pour servir un homme ou un régime. Et c’est en cela qu’elle était politique.

Réfugié à Paris en 1954, il rencontre par hasard Benjamin Péret – mais pas n’importe quel hasard, celui qu’il se plaisait à emprunter à Novalis : ce hasard qui « n’est pas sans raison » . Puisque André Breton connaissait déjà en partie l’œuvre de Radovan Ivsic, et avait salué sa pièce le Roi Gordogane, écrite dès 1943. Aussitôt, le nouveau venu entre dans le cercle des très proches de Breton, fréquente le café Le Musset, lieu de ralliement du groupe. Seule la mort de Breton, en 1966, les séparera. Dans les années 1970, il participe à l’aventure collective des éditions Maintenant, avec la peintre pragoise Toyen et Annie Le Brun, devenue son épouse, et avec laquelle il nouera pour toujours une ardente complicité intellectuelle. C’est elle qui, le mieux, définira son théâtre : « Un voyage au pays du langage » . « Comment atteindre les mots qui ne mentent pas ? » , demande Radovan Ivsic dans Cascades. Et comment ne pas laisser mollir sous le poids des ans et des appâts du pouvoir les engagements de jeunesse ? Son œuvre et sa vie, indissociablement liées, constituent une magnifique réponse à ces questions. Il est mort jeune, à 89 ans.

[^2]: Cascades, Gallimard (2006

Idées
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