Une brillante réponse à l’islamophobie

Un ouvrage collectif récuse la thèse de mondes chrétien et musulman étrangers l’un à l’autre.

Yves Salesse  • 21 janvier 2010 abonné·es

Dans l’actuelle bataille des idées, l’ouvrage collectif les Grecs, les Arabes et nous n’a pas eu l’écho qu’il mérite, tandis que celui auquel il répond a bénéficié d’une couverture louangeuse. Quatorze universitaires et chercheurs (sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed et Irène Rosier-Catach) répondent à l’Aristote au Mont-Saint-Michel (Seuil 2008) de Sylvain Gouguenheim, qui développe une thèse finalement simple et peu nouvelle : « Nous », l’Europe, ne « devons » rien au monde arabo-musulman dans la transmission des savoirs. Parce que, d’une part, la transmission du savoir grec aurait, pour l’essentiel, été effectuée directement à l’intérieur du monde chrétien et, d’autre part, le monde arabo-musulman n’aurait rien apporté de substantiel dans le domaine de la raison. Cette thèse historique est complétée d’une autre, pas vraiment neuve non plus : la structure de la langue arabe (on est tout près de la structure mentale) ne permet pas l’approche rationaliste.

Cette thèse est un sous-ensemble de celle qui, depuis longtemps, défend que l’Europe s’est construite en ligne directe depuis la Grèce, affermie par Rome et le christianisme, forgée dans l’affrontement avec l’islam, épanouie dans la Renaissance. Elle a son ouvrage de référence : 28 Siècles d’Europe, de Denis de Rougemont (Payot 1961). J’avais dû travailler à la réfuter pour mes Propositions pour une autre Europe.
Construire Babel
(Félin 1997), sous les divers aspects des alliances politiques et des confrontations militaires, du commerce et, un peu, du savoir (puisant déjà dans la Philosophie médiévale , d’Alain de Libera, PUF, 1993). Il s’agissait de défendre, contre cette « histoire » reconstruite, l’existence d’une longue unité méditerranéenne dans laquelle l’Europe ne s’est affirmée distinctement que par les ondes entrées en résonance de deux révolutions : la Révolution française et la révolution industrielle.
Avec les Grecs, les Arabes et nous, ce sont des spécialistes qui répondent à Gouguenheim sur la transmission des savoirs. Ils répondent sur leur terrain avec une claire conscience des enjeux lorsqu’ils s’attaquent au « virage savant de l’islamophobie » , à l’essentialisme,
à « la simplification qui conduit à opposer bloc contre bloc l’Europe, la chrétienté, l’islam, comme s’ils étaient universellement et éternellement identiques à eux-mêmes et disjoints depuis le début » et à « une vision du monde qui s’insère très précisément dans la philosophie de l’histoire sarkozyste, à la rencontre de ses trois axes majeurs : l’exaltation de la France toute chrétienne ; la revendication assumée de “l’œuvre positive” de la colonisation – puisque la science est par essence européenne ; et la volonté de “liquider” définitivement Mai 68 ». On peut remplacer « France » par « Europe » ou « Occident ». Souvenons-nous de la tentative d’inscrire les racines chrétiennes de l’Europe dans le traité constitutionnel européen, des argumentations les plus courantes contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne et de l’obligatoire solidarité occidentale dans le choc inévitable des civilisations.

Le livre s’achève en abordant la discussion ouverte chez les historiens sur la notion de civilisation au cœur de l’œuvre de Fernand Braudel et sur les dangers de dérapage de la recherche des « origines » ou des « racines ». En ces temps de débats identitaires, tout cela mérite d’être connu. L’arsenal déployé au long des divers chapitres permet d’espérer que les thèses de Gougenheim et Cie sont battues chez les spécialistes. Reste qu’elles sont, dans leur substance, largement répandues dans l’opinion. Il faut diffuser les travaux qui les réfutent.

Idées
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