Le marché libre… d’anéantir et de tuer

L’avocat William Bourdon dénonce dans un essai les « crimes » des multinationales, et pointe le vide juridique qui leur confère une impunité.

Léa Barbat  • 4 février 2010 abonné·es

Ce livre, c’est un peu le récit de David contre Goliath : les citoyens contre la masse gigantesque des multinationales. Dans la lutte, un homme, William Bourdon, avocat au barreau de Paris, et un ouvrage : Face aux crimes du marché – Quelles armes juridiques pour les citoyens ? Le titre, faussement interrogateur, laisse place à un véritable réquisitoire. C’est pourtant loin des tribunaux que se fait l’argumentaire. Premier constat : le vide juridique qui permet aux entreprises transnationales d’agir à leur guise. Si les conventions de l’ONU ne manquent pas pour condamner les comportements abusifs, voire carrément criminels, de ces entreprises (l’auteur revient notamment sur les affaires du lait Nestlé frelaté en Afrique et de l’explosion de l’usine Union Carbide à Bhopal, en Inde ), elles n’ont pas la valeur contraignante d’une loi. Sans menace réelle de sanction, les firmes se permettent alors tous les excès. « Pour [elles], le droit et la norme découragent d’emblée l’esprit d’entreprise : la liberté de faire des profits serait incompatible avec la multiplication des textes normatifs. » Dans son admonestation, l’avocat accuse les multinationales et leur soif sans limites de profit, mais aussi leurs complices. En premier lieu, les gouvernements des pays en développement, qui, les mains liées par une dette importante et des ressources économiques faibles, sont parfois prêts à accepter des conditions de travail déplorables pour leur peuple. « N’oublions pas, précise William Bourdon, que les multinationales trouvent parfois leurs meilleurs alliés chez ceux qu’elles exploitent : les pays du Sud ont un besoin vital de ces acteurs, sans lesquels, bien souvent, ils n’ont pas les moyens techniques et financiers d’exploiter leurs ressources. »

Et quand les victimes décident de se rebeller et de faire valoir leurs droits, elles se retrouvent enlisées sous des procédures qui peuvent durer des dizaines d’années. La plupart n’ont ni les moyens ni le courage de mener un tel combat, face à une entreprise bardée d’avocats et d’experts en tout genre. Arrivent alors les ONG, dont l’aide peut se révéler précieuse. Mais, là encore, l’auteur joue la prudence et se montre même critique envers des associations qu’il juge parfois trop proches des entreprises, de qui elles perçoivent des dons.

Le livre s’attaque également aux paradis fiscaux et à la corruption, mais ne s’arrête pas à la dénonciation. Persuadé que le marché ne peut en aucun cas s’autoréguler, William Bourdon rappelle une règle simple : l’économie est régie par le principe de l’offre et de la demande, et les entreprises agissent avant tout dans leur intérêt. « Seul le retour du politique au niveau supranational, condition d’une véritable régulation, permettra de répondre durablement aux dégâts [que la crise] a causés », estime-t-il.

Et cette reprise de pouvoir ne peut passer que par la loi. L’avocat, président de l’association Sherpa, qui se bat pour faire reconnaître la responsabilité sociale des entreprises, s’appuie sur les travaux de celle-ci, et formule en prologue de son réquisitoire quarante propositions juridiques pour réduire la marge de manœuvre des multinationales. Parmi celles-ci : reconnaître la responsabilité juridique de la société mère dans l’action de ses filiales étrangères, créer un réseau international de conseil, imposer une obligation générale de sécurité à l’égard des consommateurs ou encore supprimer l’anonymat des bénéficiaires des paradis fiscaux…
L’ouvrage se fonde sur une connaissance sans failles de la justice internationale et sur l’expérience de son auteur dans des batailles qu’il a menées contre des multinationales. Un instrument utile.

Idées
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