« L’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant » de Bertrand Leclair

Dans « l’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant », Bertrand Leclair exhume un horrible fait divers
et interroge la notion
de vérité en littérature.

Christophe Kantcheff  • 1 avril 2010 abonné·es
« L’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant » de Bertrand Leclair
© PHOTO : S. ROUDEIX L’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant, Bertrand Leclair, Flammarion, 271 p., 18 euros.

Le lecteur ne peut refermer le roman de Bertrand Leclair, l’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant, sans être entraîné dans un vertige. Le même que suscite le dernier film de Martin Scorsese, Shutter Island. Les interrogations fusent : quelle histoire a-t-on lue ? Était-elle si « invraisemblable » ? Que fallait-il lire dans le mot « vrai » qui ouvre le roman ? « Diaboliques vérités » , en effet, comme l’annonce le bandeau de l’éditeur qui enserre le livre. Le renversement final ébranle le contrat tacite entre l’écrivain et son lecteur. Et par là travaille une des questions les plus cruciales de la littérature, qui provoque encore des polémiques : la frontière entre fiction et réalité, sa transgression, sa confusion. Comme le travelling au cinéma, l’« effet de réel » est une affaire de morale. Il ne peut s’employer à la légère. L’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant est au cœur de ce débat, qu’il a l’audace de prendre à revers. Passionnant, mais en dire davantage serait dévoiler la teneur du renversement. Mieux vaut, pour le plaisir du lecteur, s’en tenir là.

Faisons plutôt connaissance avec ce Georges Pessant. Qui est-il ? Le héros d’un terrible fait divers, au début des années 1960. Il fut condamné à mort, et exécuté, pour être l’auteur de plusieurs crimes avec violence sexuelle, tous aussi horribles les uns que les autres, du côté d’Armentières, une triste ville du Nord. Surnommé « l’assassin à la Simca 1000 » , parce qu’une voiture blanche de cette marque a été vue sur le lieu des meurtres, il fut l’objet d’un déchaînement médiatique à la mesure de l’émotion que cette affaire avait déclenchée dans la région, et même dans le pays. Pourtant, le souvenir de ce fait divers s’est comme évaporé : aujourd’hui, il n’en reste aucune trace.

Ce n’est certes pas la faute de Bertrand Leclair, qui, sur ce sujet, fait preuve d’une indéniable suite dans les idées. L’affaire Pessant est récurrente chez lui, traversant certains de ses romans précédents, où, toujours, il réaffirme son credo : Pessant a été condamné à tort. Et c’est parce qu’un individu, Marc Treillou, l’a vivement interpellé lors d’une conférence publique pour le contredire sur ce point, qu’il a décidé d’en faire le sujet de son nouveau roman. C’est en tout cas ce que raconte le personnage Bertrand Leclair.

Car l’auteur s’est inséré dans l’histoire qu’il déroule, qui compte trois personnages principaux : Pessant, Leclair et Treillou. Treillou est celui qui apporte la contradiction, de la dialectique. C’est lui qui pousse Leclair à toujours plus de précision, à peaufiner ses arguments en faveur de l’innocence de Pessant. Autrement dit, Treillou, par son existence même et ce qu’elle induit, décuple le fameux « effet de réel ».

Pour asseoir ses convictions, Bertrand Leclair mène l’enquête sur Pessant à la manière de Truman Capote dans De sang-froid (cité en exergue). Il raconte sa biographie, sa personnalité, et les différentes étapes policières et judiciaires qui l’ont mené de son arrestation à la guillotine. Personnage « transparent » à force de réserve, rongé par « la culpabilité d’être au monde », il perturbe le jeu social pour la simple raison qu’il n’en fait pas partie. Ce qui ne pardonne pas. On ne devient pas une mauvaise conscience de la société sans attirer la haine sur soi. Et, à la première occasion, sans se voir broyer par la violence institutionnelle.

Il y a quelque chose de foucaldien dans l’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant , de profondément révolté contre ce que la machinerie répressive est capable d’infliger à un homme, qui plus est en grand état de faiblesse. L’expert psychiatre ratiocineur strictement à charge, les flics efficaces qui déclenchent les aveux nécessaires quand les preuves manquent, la prison comme univers de violences plus implacables encore à l’encontre des « pointeurs », la cérémonie barbare de la mise à mort légale : Bertrand Leclair n’écarte rien du calvaire de Pessant. Il n’ignore pas cependant ce qu’on nomme aujourd’hui la douleur des victimes. À travers le beau personnage d’une femme, sœur d’une jeune fille assassinée, qui, près de cinquante ans plus tard, reste seule avec ses souvenirs, ses regrets et ses questions sans réponse.

Alors, Georges Pessant, coupable ou innocent ? Là encore, la question littéraire n’est pas loin. Pessant a été condamné à cause des carnets qu’il a rédigés en prison, où il narre en détail les meurtres dont il est accusé. Pour Leclair, cela ne peut constituer une preuve : écrire n’est pas tuer. Plus encore, les carnets de Pessant, qui ­relèvent aussi de l’autoanalyse, ont une signification plus profonde : ils scellent « le lien entre une capacité à restaurer sa parole, à s’appartenir enfin, et le geste d’écrire ». L’Invraisemblable Histoire de Georges Pessant atteint son but caché. Que Pessant soit coupable ou innocent, et quel que soit le statut de ce personnage, Bertrand Leclair met au jour sa vérité.

Culture
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