Une mer en danger de mort

Après un siècle d’exploitation pétrolière et l’intensification des forages, la pollution de la Caspienne est désastreuse. Et les risques d’incidents sont de plus en plus importants, faute de surveillance.

Claude-Marie Vadrot  • 17 juin 2010 abonné·es

Au mois de novembre 1857, flânant dans les environs de ce qui est aujourd’hui la capitale de l’Azerbaïdjan, Alexandre Dumas s’émerveillait des « feux de Bakou » qu’adoraient encore les derniers zoroastriens, dans de petits temples au milieu desquels affleuraient le gaz et le pétrole. Dumas venait de découvrir ce qu’il appelait le naphte, dont l’odeur était partout. Une bonne vingtaine d’années plus tard, les Russes ayant définitivement réglé leur compte aux ­Tché­­tchènes insurgés depuis trente ans, l’exploitation du pétrole commença dans la région de Bakou, sous la direction des Anglais. Sur le littoral et dans les eaux de la Caspienne, dont la superficie varie de 370 000 à 450 000 kilomètres carrés au gré des évolutions de son niveau, s’ouvrait la descente aux enfers de la pollution.
Peu à peu, sous le règne des derniers tsars et pendant la période soviétique, près de Bakou, la mer se couvrit de derricks et de plateformes de forage reliés par un réseau de routes en bois sur pilotis, aujourd’hui très délabré. Tout comme les « arbres de Noël » qui, sur terre et sur mer, continuent d’extraire l’or noir. Marqués par un siècle et demi de pollution, les terres littorales et l’espace maritime continuent d’être pollués depuis l’indépendance de l’Azerbaïdjan, en 1991.

Ce pays, la Russie, le Kazakhstan, le Turkménistan et évidemment l’Iran, au sud, se disputent la souveraineté de ce qui fut un « lac » soviétique. Un plan d’eau modérément salé, sur lequel la délimitation des droits d’exploitation changerait s’il était reconnu comme une « mer », même intérieure. Malgré quelques accords bilatéraux entre la Russie, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, les litiges subsistent. Rien, dans les traités signés et ceux en négociation, ne prévoit la moindre contrainte environnementale. Alors que, si le gisement originel de la région de Bakou commence à s’épuiser, de nombreux autres forages offshore ont été pratiqués ou sont en cours dans les cinq zones que se partagent d’autant plus difficilement les pays riverains que les nappes souterraines ne respectent évidemment pas les espaces mal délimités. En dehors de quelques fosses dépassant les 1 000 mètres, la profondeur moyenne de cette mer est de 700 mètres, et elle est plus faible au nord, où la Russie et le Kazakhstan se partagent les gisements les plus prometteurs. À la merci d’une marée noire qu’il ne faut pas évoquer.

Après un siècle d’exploitation pétrolière et l’intensification des forages, la pollution de la Caspienne est déjà désastreuse, comme le montre la spectaculaire diminution des phoques, des oiseaux et surtout d’un poisson qui a fait la richesse de la région et de l’embouchure de la Volga : les trois espèces d’esturgeon, l’osciètre, le sévruga et le béluga, qui fournissent le caviar. Au cours des vingt dernières années, le ­nombre des esturgeons est passé, selon les estimations de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), de 145 millions à 12 millions. Au point que leur disparition est envisagée si les pollutions se poursuivent au même rythme, qu’elles proviennent des plateformes de forage ou qu’elles soient apportées par la Volga et l’Oural, qui fournissent l’essentiel des eaux de la Caspienne.

Désormais, les forages et les exploitations étant de plus en plus nombreux, la Caspienne est à la merci du moindre incident. Aucun des pays concernés ne se distingue par la surveillance des conditions de sécurité dans lesquelles le pétrole est recherché ou pompé. Les rares écologistes de l’Institut des pêches d’Astrakhan, malgré un accord de coopération signé il y a quelques mois avec l’Ifremer, sont pessimistes. Ils expliquent que la plupart des exploitants, qu’il s’agisse de la société russe Lukoil, d’Exxon, de Chevron, de Total, de BP, de la société d’origine malaise Petronas ou des Azéris de la Socar, ne respectent jamais les rares prescriptions des autorités, le ministère des Situations d’urgence pour la Russie. Le moindre accident pourrait transformer la Caspienne déjà bien malade en mer morte. Pour l’avoir dit trop fort, des scientifiques russes ont été écartés.

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