Les pyramides de Benjamin

Les Prairies ordinaires rééditent l’ouvrage de Daniel Bensaïd sur Walter Benjamin. Dans l’extrait que nous publions ici, il évoque la pensée du philosophe comme un puzzle, sa méthode comme un art du montage.

Daniel Bensaïd  • 26 août 2010 abonné·es
Les pyramides de Benjamin
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Un livre sur Benjamin, une dissertation seraient contradictoires à leur sujet, qui impose de recourir aux procédés de montage, collage, citations explicites ou cachées, pratiqués par Benjamin lui-même. Pour nous, Benjamin devient à son tour une image dialectique, le point de cristallisation d’une pensée messianique aux prises avec les hypostases de la raison historique.

L’histoire rythmique du possible ne se laisse pas réduire en système. Pareils aux mosaïques médiévales, à leur fragmentation majestueuse, l’essai ou le traité assignent à l’intelligence un « travail micrologique » sur les éclats dispersés de la pensée. Le propre de l’époque, c’est que « tout se brise en morceaux et ces morceaux se brisent eux-mêmes en mille autres » . Voici venu le temps d’une pensée de résistance minuscule, de courage dans l’infime, de sauvetage par le détail, travaillant obscurément dans les intervalles de la totalité brisée.
« Le concept de style philosophique n’a rien de paradoxal. Il a ses postulats. Ce sont : l’art du discontinu, par opposition à la chaîne des déductions ; la démarche patiente et obstinée du traité par opposition au geste du fragment, la répétition des motifs par opposition à la platitude de l’universalisme ; la plénitude concise de la positivité, par opposition à la polémique négative [[Origine du drame baroque allemand,
Flammarion, 1985, préface.]]. »
Tout au long de son œuvre, on trouvera la même volonté de « dater la tristesse » et de réveiller d’une gifle la vérité endormie.

Cette dissidence discrètement persévérante s’exprime d’abord par un style : « Ma notion d’un style et d’une écriture, par là même hautement politique, est celle-ci : conduire à ce qui est refusé au mot : là où cette sphère de défaillance du langage éclate avec la puissance qu’aucun mot ne peut dire, là seulement peut jaillir entre le mot et l’acte dynamique l’étincelle magique, qui est l’unité de l’un et de l’autre, l’un et l’autre également effectifs [^2]. » Quand le mot devient simple moyen « il prolifère » . Comme la marchandise, le langage s’emballe au détriment du sens, échappe à la parole, et devient, à son tour, fétiche automate. Résistant à ces dévaluations, le style d’en bas, fruit d’une longue gestation, s’oppose aux brèves propagations de la mode d’en haut.
Le style montant tient tête à la mode descendante.

À contre-courant des architectures monumentales de l’histoire universelle, Benjamin échafaude de « grandes constructions à partir de très petits éléments » , cherche « dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total ». Il veut exprimer l’ensemble par le détail, le général par le particulier, l’intérieur par l’extérieur, élaborer un savoir en miettes, en « morceaux arbitrairement découpés », mais qui conservent la mémoire de leur rapport. Puzzle. Comme le Zibaldone de Giacomo Leopardi, le Paris de Benjamin est un puzzle. Livres inachevés, ce sont des labyrinthes réglés, des labyrinthes d’écriture, des relevés de citations sans commentaire.
L’histoire n’obéit pas aux fausses évidences chronologiques. Sa construction appelle à « reprendre le principe du montage ». Le montage cinématographique inspire la méthode de travail de l’écrivain, le montage littéraire. « Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer [^3]. » La matière première de ce montage n’est autre que la citation. Écrire l’histoire, c’est la « citer ». Le concept même de citation historique implique d’arracher le sens à son contexte pour le métamorphoser. De même, la composition romanesque prend pour modèle « l’empilement de morceaux de bois » : l’action doit leur laisser du jeu, « être elle aussi entièrement conçue pour être dévorée, être elle aussi tout à fait à l’opposé de toute construction architecturale et monumentale [^4] ».

Par des voies différentes, judaïsme et marxisme peuvent œuvrer à réconcilier mémoire et histoire, les nappes énigmatiques de la mémoire collective et le scintillement symbolique de l’événement historique. Benjamin en veut pour preuve sa propre trajectoire : « Ce livre (le Trauerspiet) n’était certainement pas matérialiste, bien que déjà dialectique. Mais ce que j’ignorais en le rédigeant n’a cessé depuis de me devenir plus clair : de ma place très particulière de philosophe du langage, une médiation permet de passer au mode d’approche propre du matérialisme dialectique, si tendue et problématique qu’elle soit. Mais absolument aucune à celle […] de la science bourgeoise [^5]. »

Instinctivement, il retrouve les traces de la « science allemande », celles de Goethe, Hegel, Marx, recouvertes par le bitume de la science positive. « Jamais je n’ai pu chercher et penser autrement que dans un sens, si j’ose ainsi parler, théologique, c’est-à-dire conformément à la doctrine talmudique des 49 degrés de signification de chaque passage de la Torah. Or, les hiérarchies du sens, la platitude communiste la plus rebattue les respecte davantage que l’actuelle profondeur bourgeoise, qui n’en tient qu’un seul, l’apologétique [^6]. » Le langage n’a pas à délivrer une vérité, mais à proposer un bouquet de sens. Il n’y a pas une seule voie de la sagesse, mais sept sentiers, qui ne sont pas à sens unique. Le texte ne capture pas, ne possède pas le message. Sa polysémie refuse aussi bien l’apologétique bourgeoise ou social-démocrate que le dogme stalinien. Il sollicite une lecture. Il propose à chacun ses clefs.
Question de pudeur. Question de respect.

La mémoire aussi est un puzzle, interminablement fait et défait, et le montage un va-et-vient permanent, une intelligence des rapports et des relations. Avant même que n’apparaisse l’informatique, le livre est déjà « comme le montre le mode de production scientifique actuel un intermédiaire démodé entre deux systèmes différents de fichier. Car l’essentiel est tout entier contenu dans la boîte à fiches du chercheur qui a composé le livre, et le lecteur qui travaille sur lui l’incorpore à son propre fichier [^7] » . L’invention se réfugie désormais dans le frottement amoureux et le télescopage des fiches. Elle est un jeu de construction, culminant dans un livre composé presque exclusivement de citations. La pensée se glisse discrètement dans les jointures et les interstices, là où jaillit du sens.
La citation est, avec le commentaire, un des plus vieux arts juifs : « Je ne vais rien dérober de précieux, ni m’approprier des formules spirituelles. Mais les loques et les déchets : je ne veux pas en faire l’inventaire, mais de la seule manière possible leur rendre justice : les utiliser [^8]. » Adéquate aux images dialectiques, l’écriture kaléidoscopique ne renonce pas à l’ensemble ; elle ne s’abandonne pas au chaos des fragments, à l’émiettement des aphorismes. Distraitement, patiemment, modestement, elle prend et repose ses morceaux, elle les assemble et tâtonne, convaincue qu’il y a encore de l’ordre dans ce chaos. Mais qu’il n’est jamais immédiat.

Fin des grands systèmes philosophiques ? Harmonie cachée ? Le parti pris de l’écriture minuscule, de la résistance arc-boutée dans les failles et fissures de la totalité brisée, de la guérilla dans l’infime, ne constitue pas une fuite esthétique. Il exprime une stratégie de l’urgence au cœur de la catastrophe, le moment de déconstruction des grands édifices de la Raison abstraite et étatique, le rejet de la grande alliance démocratique du concept, de la ligne Maginot théorique face au déferlement des totalités totalitaires, le refus de tout front populaire en philosophie [[Les écrits de Georges Politzer dans les années du Front populaire offrent un bel exemple du front populaire philosophique, qui subordonne le marxisme au rationalisme classique ; la Philosophie et les mythes, Georges Politzer,
éd. Sociales, 1969.]].
L’intelligence critique prend le maquis.

© Les Prairies ordinaires

[^2]: Correspondance, tome I, p. 118.

[^3]: Le Livre des passages, p. 476.

[^4]: Écrits autobiographiques, p. 183.

[^5]: Correspondance, tome II, p. 43.

[^6]: Ibid., tome II, p. 44.

[^7]: Sens unique, Lettres Nouvelles, 1978, p. 176.

[^8]: Le Livre des passages, p. 574.

Idées
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