« Amnesia » : Amnésie prémonitoire

« Amnesia », de Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi, créée en septembre dernier et actuellement en tournée, raconte la déchéance d’un autocrate tunisien.

Anaïs Heluin  • 27 janvier 2011 abonné·es
« Amnesia » : Amnésie prémonitoire
© Amnesia, jusqu’au 29 janvier au Théâtre national de Bordeaux Aquitaine (TNBA) ; du 2 au 4 février à Bonlieu, scène nationale d’Annecy ; le 20 mai à Ollioules/Châteauvallon (Var). Photo : Mohamed Frini

Depuis la régie du Théâtre de l’Agora à Évry, vendredi 22 janvier, une voix appelle à observer une minute de silence. Une voix contre l’oubli des Tunisiens tombés pour leur liberté, derrière laquelle on reconnaît Fadhel Jaïbi, figure majeure du ­théâtre tunisien et détracteur du gouvernement en place depuis les années 1970. Pour quelques dates seulement, cet artiste revient sur les scènes françaises avec Amnesia , création ­présentée en septembre dernier lors du festival des Francophonies en Limousin. Ce spectacle fut un choc, un voile levé sur une réalité politique bien souvent méconnue. Aujourd’hui, alors que le monde entier se penche sur la Tunisie, il fascine pour d’autres raisons : son aspect prémonitoire et sa façon de nous prévenir contre la folie et l’amnésie qui menacent toujours le pays.

Au-delà des soixante secondes de commémoration, le silence se poursuit, pesant. Le plateau est vide, et l’attente se lit sur le visage des spectateurs. Un vague malaise aussi, car le temps qui passe sans que rien n’arrive brouille les frontières habituelles entre la scène et les gradins. L’arrivée de onze acteurs n’est pas non plus source de réconfort : venant du fond de la salle, ils gagnent lentement les planches, avec un regard bizarrement scrutateur et un sourire ambigu.

Ce n’est qu’après une vingtaine de minutes d’un étrange ballet que le silence est enfin rompu. Les personnages commencent alors à se dessiner et l’intrigue à naître. Contre toute attente, cette dernière est tout ce qu’il y a de plus simple et de plus réaliste. Yahia Yaïch, ministre d’un pays jamais nommé mais qui ressemble étrangement à la Tunisie, vient d’être limogé. On ne cherche pas à savoir pourquoi : le pouvoir est arbitraire et il forge les destins à son gré, comme le ferait une loterie géante. Yahia Yaïch n’a pas eu de chance, il a tiré au sort un incendie, un enfermement dans un asile psychiatrique et tout un lot de complots. Ce qui, fatalement, l’efface de la mémoire des vivants.

Mais tout cela n’est révélé que par bribes, à l’occasion des rares moments de lucidité du politicien déchu. En voix off, son récit heurté, tantôt lyrique tantôt prosaïque, donne le rythme aux personnages qui l’entourent, trame d’une symphonie discordante. Car il n’est pas le seul à se trouver dans une espèce d’entre-deux : la mise en scène elle-même oscille sans cesse entre réalisme et onirisme. On peut passer d’un commérage vaudevillesque à une chorégraphie complexe, d’une scène de ménage houleuse à une marche mécanique telle celle qui ouvre la pièce.

Il n’y a que dans les rêves – ou les cauchemars – que l’on puisse si facilement passer d’un état à l’autre. Tout y est réversible, et les identités y sont nébuleuses, mouvantes. Comme dans Amnesi a, où, à part celui qui incarne Yahia Yaïch, les comédiens ne se voient pas attribuer un rôle fixe. Cependant, parmi les individus à l’identité trouble qui se pressent autour du politicien zombifié, certains se démarquent par la relative stabilité de leur attitude. Un médecin en passe d’obtenir le ministère de la Santé, un avocat au parti pris on ne peut plus opaque, une journaliste hystérique… De belles caricatures en somme, des types sociaux sans âme mais conscients de leur vacuité, qui font en cela penser à des égarés de chez Beckett.

Pour camper ces êtres déperson­nalisés, Fadhel Jaïbi a imaginé un jeu corporel original, qui participe autant au démontage des rouages politiques que le texte, écrit par sa compagne, Jalila Baccar. En effet, par leur gestuelle outrée, proche de la pantomime, les protagonistes appuient pleinement la métaphore d’un gouvernement tunisien liberticide. Les puissants, avec leur allure d’automates bien réglés, sont logés à la même enseigne que les plus ­faibles, dont ils font des pantins ­désarticulés. Si bien que la situation semble sans issue, engluée par des décennies d’asphyxie. Où chercher une solution, quand tout est gouverné par l’absurde ?

La question est inévitable : elle s’impose à chaque instant, sature l’espace ténu qui sépare les spectateurs de la scène. Car Amnesia exige beaucoup de son public. Pourtant, aujourd’hui plus que jamais, la concentration requise est au rendez-vous. En plein milieu de la pièce, des applaudissements saluent le courage prodigieux de la troupe du Familia Théâtre, et lui témoignent reconnaissance. C’est aux rares moments où l’humain fait irruption dans le spectacle que se font entendre les ovations. Quoi d’étonnant ? L’humain y a le visage et la voix du peuple : il refuse que son monde soit limité « au foot, à la cornemuse et aux beuveries » . Il veut vivre, tout simplement, et échapper à la tragicomédie qu’on lui impose.

Miroir d’une époque à peine passée, Amnesia s’inscrit dans un tournant historique qui confirme l’immense talent de Fadhel Jaïbi. Toutefois, n’allons pas trop vite : il faut être prudent, et regarder aussi la pièce comme une épée de Damoclès toujours susceptible de retomber.

Culture
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