Quoi de neuf, docteur ?

Politis  • 3 février 2011 abonné·es

Dans la pénombre lambrissée d’un bar de grand hôtel, je le cherchais du regard, en marchant à pas feutrés sur la moquette beige. Je l’ai reconnu de trois quarts, enfoncé dans un fauteuil en cuir blanc, costume gris d’une autre époque, avec sa fossette au menton, son volume de cheveux gris tirés en arrière, ses lunettes cerclées et ses oreilles immenses. Oui, Jacques Lacan en personne, ou plutôt en chair et en os, trente ans après sa mort. Je me suis assis en face de lui en lui adressant un sourire gêné, puis j’ai commandé un whisky. Comme s’il m’attendait pour poser la question, il a demandé d’un ton de reproche, avec son timbre nasal et minéral à la fois :

– Qu’est-ce que je fous là ?

– Aucune idée, mais vous êtes bien là.

– « Bien », c’est vous qui le dites. Quel jour sommes-nous ?

– Jeudi 3 février 2011.

– Merde… Mais qu’est-ce qui s’est passé bon sang ?

– Vous voulez dire… pour que vous atterrissiez là, ou depuis 1981 ?

– Plutôt ça, oui… Le reste, l’incompréhensible, n’a aucun intérêt. Alors, dites-moi, quoi de neuf depuis ma mort ? On circule en soucoupe ? La différence sexuelle a disparu ? La dictature est de retour ? Je ne sais pas, racontez-moi…

Je ne m’attendais pas à ce qu’il surmonte l’étonnement aussi vite, pour lui préférer une curiosité de gamin, ou d’historien fraîchement décongelé prêt à reprendre du service.

– C’est difficile à expliquer, disons que les gens ont disparu. Dans des petites machines qui les abreuvent de nouvelles et de messages amicaux. Dans des réseaux sans matière où ils jouent les vies qu’ils n’ont plus, penchés sur leur clavier, avec codes et mots de passe. Dans un contrôle généralisé, plus ou moins doux, qu’on veut stimulant, mi-policier mi-écologique. Ils ont disparu, surtout, dans un grand oui : ils acceptent tout, trouvent tout normal, sont d’accord sur l’essentiel, assistant aux événements comme on regarde la météo…

– Ne me faites pas de grandes phrases, c’est vous qui disparaissez : parlez-moi plutôt de ces événements. Qu’est-ce qui s’est passé… d’important ?

– Ah, ça…

J’étais presque déçu de devoir recourir à la langue commune des magazines et de mes vieux cours de Sciences-Po, là où j’espérais passer au stade de l’interprétation.

– Le bloc communiste s’est effondré, la Russie est aux mains des mafieux, la Chine et son capitalisme autoritaire dominent l’économie mondiale, les anciens satellites se sont tous convertis au libre marché, la finance est partout, elle dévore tout, la mondialisation néolibérale, comme on l’appelle, est sans alternative, ni rêvée ni effective…

– Hmm… Mais le commerce a toujours été là, qu’il étende son empire n’a rien de neuf. Il y a bien autre chose, non ?

– Depuis un gros attentat à New York, l’ennemi officiel se nomme le terrorisme, on envahit des pays et on surveille tout le monde sous prétexte de l’éradiquer, en vain…

– Il est l’ennemi depuis belle lurette, les FTP puis l’Agence juive de Ben Gourion, qui l’ont inventé, savaient qu’il avait de beaux jours devant lui. Non, vraiment, quoi de neuf ?

– La lutte contre cet ennemi invisible a justifié un discours inédit, très réactionnaire, sur la guerre des civilisations et les risques de l’islam. Qu’on défende l’Occident chrétien ou la laïcité universelle, on pointe cet ennemi-là, dangereusement…

– Les Grecs déjà voulaient mourir pour la civilisation. Les colons français, eux, regardaient déjà les musulmans de travers. Et la religion comme opium du siècle nouveau, Marx et Malraux plaisantaient déjà là-dessus au café du coin. En fait de neuf, on remonte dans le temps, oui !

J’épluchais intérieurement mes pauvres archives du présent, égrenant comme des mots vides, que je n’osais prononcer, les horreurs du génocide rwandais, des guerres de l’ex-Yougoslavie ou, tout simplement, de l’extrême pauvreté des mégalopoles exsangues. Me demandant quelles figures assez convaincantes de l’anomie postmoderne et de l’égoïsme en ligne je pourrais bien convoquer pour impressionner mon mort. Il m’a lâché du regard, son regard sévère mêlé d’indifférence, et il a fouillé machinalement la poche intérieure de sa veste pour en sortir sa fameuse pipe, qu’il a commencé à bourrer d’un reste de tabac odorant.

– Ah… et puis on n’a plus le droit de fumer dans aucun endroit public.

– Vous déconnez, j’espère ?

– Hélas non, c’est la nouvelle norme : on veut votre bien, et on légifère pour l’obtenir.

– Enfin, ça non plus, ça n’a rien de neuf, le « biopouvoir » que décryptait le père Foucault est une très vieille modalité du pouvoir : un bon esclave est un esclave sain, demandez aux Athéniens ou aux planteurs du Mississippi. Ce qui est un peu plus surprenant, c’est que personne n’y trouve à redire…

Il semblait enfin aller dans mon sens, je ressortis illico mes premières cartes.

– C’est le grand oui dont je vous parlais, la passivité bien-pensante, la peur que dire non ne soit pas « constructif », pas correct, comme nous l’enseigne le chantage ambiant…

Mais il m’envoya dans les cordes sans me laisser finir :

– La petite peur et la grande correction, ou l’inverse, c’est avec ça qu’on tient la plèbe en laisse depuis l’Ancien Régime. Et qu’un grand oui dise l’assentiment plutôt que la jouissance, ça a toujours été le cas. Je crains que vous ne m’abusiez, monsieur, et que votre imagination soit bien étriquée. Vos histoires sentent le moisi : on doit être encore en 1981, ou plus sûrement sous Louis-Philippe. Si j’avais su que mourir était à ce point régressif, je n’en aurais pas fait tout un plat. Donnez-moi du feu, plutôt, qu’on dissipe ces relents de sueur chic sous quelque effluve parfumé !

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