Un parfum de jasmin flotte sur le forum

Patrick Piro  • 10 février 2011 abonné·es

Renversement du pouvoir en Tunisie, régime égyptien aux abois, population dans la rue dans plusieurs pays du Maghreb et du Proche-Orient : Ahmed, Ratiba et Habib (les prénoms ont été changés) acceptent d’en parler, mais d’abord de façon prudente. Réflexe inné pour ces jeunes Maghrébins invités au Forum social mondial de Dakar : le terrain de l’expression politique a toujours été miné pour eux. « Nous ne voulons pas être cueillis par la police à l’aéroport » , préviennent-ils. Puis ils se lâchent, peu à peu. Les deux garçons sont pendus à la chaîne Al-Jazira. « On est tendus par l’espoir. Je voudrais pour mes enfants une autre société que nos régimes autoritaires » , confie Ahmed, militant d’une association marocaine d’accueil de migrants africains.

« J’avais la chair de poule en assistant au basculement de la Tunisie, et je rêve d’être au Caire pour aider les Égyptiens, lance Habib, travailleur social à Alger. Cette onde démocratique rapproche les peuples musulmans. »
En Algérie, un appel à une grande manifestation a été lancé pour le 12 février par une partie de l’opposition au président Bouteflika, qui vient de lâcher du lest en levant un état d’urgence en vigueur depuis 1992. Les Algériens marcheront-ils en masse ? « Les autres ont dépassé leur peur, pourquoi pas nous ? » Et Habib s’enflamme, dénonce le gâchis d’une jeunesse au chômage, l’évaporation des revenus du pétrole, la misère du manque de logements. Ratiba, sa collègue, ne le suit pas. Elle craint surtout une nouvelle flambée de violence, syndrome qui semble marquer toute contestation en Algérie, comme lors des émeutes de la faim début janvier. « Je connais la rage intérieure de mon peuple… »

Assumer la contagion du souffle démocratique : Ahmed en parle aussi comme d’un défi. « Nous serons très attentifs à ce qui se passera le 12 en Algérie. Pour nous, date est prise le 20… » Il s’agit d’un appel informel à descendre dans la rue, lancé sur Internet par de jeunes Marocains, confirme Loutfi, d’un réseau d’étudiants pour le développement. Prudent : « Nous craignons toujours la récupération politique… Et puis les revendications restent floues. » Ahmed énumère cependant trois revendications, consensuelles dans la jeunesse, affirme-t-il : dépouiller le roi de ses prérogatives exécutives (mais il n’est pas question de le débarquer) ; faire le ménage chez des parlementaires bien plus préoccupés par leur enrichissement que par les besoins du peuple ; et répartir les richesses nationales « captées par une clique » .

La parole aux peuples en Afrique ! Un cri du cœur général, repris par l’Ivoirien Emmanuel Coulibaly, animateur rural dans la région de Korhogo. Il dénonce le maintien au pouvoir de Gbagbo, battu dans les urnes par Ouattara. « Mais le blocage actuel et les calculs qui l’entourent lèsent toute la population , ajoute-t-il. Et s’ils partaient tous les deux ? La société civile ivoirienne est défaillante, mais on trouvera des solutions. La Tunisie et l’Égypte nous encouragent… »

Dans le discret Burkina Faso voisin, tenu depuis vingt-trois ans par Blaise Compaoré, on se met à croire aussi « que c’est possible, tout le monde sait qu’il a bidonné les chiffres de la dernière élection » , affirme Seydou Traoré, de l’Association de solidarité pour le droit au logement, qui fait partie du mouvement des No Vox.

Et la menace islamiste, qui semble tellement préoccuper l’Occident ? « Ne nous prenez pas pour des pantins » , s’anime Salma, l’une des rares participantes égyptiennes à la marche d’ouverture du Forum. « Les Frères musulmans ne prendront pas le pouvoir, nous sommes suffisamment forts et conscientisés pour ne pas nous laisser voler la victoire quand nous aurons chassé Moubarak. Yes we can ! » Pour Soraya, Palestinienne vivant en France, l’islamisme est un faux débat instrumentalisé par les Occidentaux. « Que l’on respecte le choix des peuples, c’est tout ! Quand cessera donc ce colonialisme qui vise à nous imposer des solutions et à nous infantiliser ? » , s’exclame-t-elle.

Taoufik Ben Abdallah, principal coordonnateur de ce FSM, s’amuse à tendre le miroir à ces « impérialismes » donneurs de leçons. « Je rêve que la Tunisie, grande inspiratrice de ce forum, réveille aussi l’envie d’une démocratie différente dans certains pays d’Europe… » , lance-t-il.

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