La colère franchit un cap sur les campus américains 

Mobilisés depuis l’attaque du 7 octobre, des étudiants états-uniens forment désormais des campements pour réclamer la fin des liens de leurs universités avec Israël. Reportage à la prestigieuse Columbia University, où la vague a commencé. 

Alexis Buisson  • 2 mai 2024 abonné·es
La colère franchit un cap sur les campus américains 
Sur les pelouses de l’université Columbia, des étudiants manifestent leur soutien à la Palestine, le 29 avril à New York.
© TIMOTHY A. CLARY / AFP

Le campus de l’université Columbia offre deux visages très différents en cette fin avril. D’un côté, certains étudiants se pavanent déjà dans leur tenue bleue de « graduation », la traditionnelle cérémonie de remise des diplômes qui aura lieu à la mi-mai. De l’autre, un campement pro-palestinien de dizaines de tentes occupe une pelouse dans la partie sud.

Les journalistes n’ont pas accès à ce site baptisé « campement de solidarité avec Gaza », mais de l’extérieur on y aperçoit des drapeaux palestiniens de toute taille. Entre les tentes, de nombreux étudiants en keffieh, au visage partiellement couvert d’un masque, se baladent et discutent. À l’entrée, une liste de dix « directives » apparaît sur un tableau : « Ne pas interagir avec les contre-manifestants », « Ne pas partager les noms des gens croisés dans ce campement » avec la police new-yorkaise ou encore « Approcher d’éventuels conflits avec l’intention de les résoudre ».

Il existe une continuité évidente entre les mouvements de jeunesse récents aux États-Unis et les manifestations actuelles sur les campus.

T. Cabello

«C’est comme du camping, sauf que nous faisons communauté en soutien aux Gazaouis assassinés», explique une étudiante de 21 ans qui se fait appeler « W ». Comme d’autres sur place, elle ne veut pas donner son nom complet par peur de représailles. Du camping, certes, mais sous haute surveillance. Dressé mercredi 17 avril à l’appel de plusieurs organisations étudiantes pro-palestiniennes, le site est au cœur d’une intense attention médiatique et politique. Depuis que la présidente de l’établissement, Minouche Shafik, a tenté de le faire démanteler en mobilisant la police de New York (NYPD) au lendemain de son installation, presse, influenceurs, élus et militants se succèdent pour encourager ou dénoncer les étudiants qui vivent sous les tentes.

L’initiative de ces derniers a fait des émules dans tout le pays. En solidarité, des universités comme Yale, Harvard, l’université de Californie du Sud, celle du Texas à Austin et d’autres établissements moins connus ont vu des campements similaires fleurir, parfois au prix d’affrontements avec la police. En une semaine, le site d’information Axios a dénombré quelque 600 arrestations dans quinze institutions sur tout le territoire.

Épicentre

« Il existe une continuité évidente entre les mouvements de jeunesse récents aux États-Unis et les manifestations actuelles sur les campus. Ces mouvements, Occupy Wall Street [contre les inégalités économiques, N.D.L.R.] et Black Lives Matter [contre le racisme], ainsi que les campagnes de Bernie Sanders, reflètent une jeunesse diversifiée, multiculturelle, multiraciale, et multiconfessionnelle, profondément engagée dans les luttes contre les injustices, analyse Tristan Cabello, politologue et maître de conférences à l’université Johns-Hopkins. Ce qui unit ces jeunes, au-delà de leurs origines diverses, c’est une interrogation profonde sur les systèmes de domination tels que l’empire, le colonialisme et le racisme systémique. Leur soutien à la cause palestinienne s’inscrit dans cette logique et met en lumière leur aspiration à démanteler ces structures oppressives. »

Pour l’expert, le fait que ce mouvement étudiant soit parti de Columbia, établissement d’élite avec une longue tradition de militantisme (contre la guerre au Vietnam, l’apartheid en Afrique du Sud, etc.), ne doit rien au hasard. « C’est l’épicentre de la “théorie critique de la race” et des “études palestiniennes”, où des figures telles que Kimberlé Crenshaw et Edward Saïd ont enseigné. Les étudiants sont particulièrement influencés par ces intellectuels qui ont exploré ces questions », reprend-il.

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Le campement de Columbia n’a rien de désorganisé. Les jeunes qui y ont élu domicile sont bien rodés. Un programme d’activités (interventions de professeurs, discussions, etc.) structure la journée. Alors que certains surveillent l’entrée en gilet jaune, d’autres distribuent boissons et repas au milieu des tentes. Lors de notre visite, des volontaires chargés de la presse accueillaient les journalistes et les orientaient vers des personnes formées à leur parler.

Référendum

L’objectif de ces étudiants : mettre un terme aux investissements de l’université dans des entreprises de technologie et d’armement qui participent à l’effort de guerre israélien, comme elle l’a décidé en 2021 pour les compagnies du secteur des énergies fossiles afin de lutter contre le changement climatique. En effet, comme nombre d’institutions de l’enseignement supérieur outre-Atlantique, Columbia investit ses fonds de réserve dans des actions et autres produits financiers pour faire fructifier ses actifs et soutenir ses programmes. Un référendum interne, non contraignant, a montré qu’une majeure partie des étudiants de premier cycle (76 %) étaient favorables à une telle interruption. Ils soutiennent aussi la fin de deux programmes universitaires à Tel-Aviv.

Toutefois, ces demandes ont été éclipsées par des accusations d’antisémitisme. À la suite de l’intervention du NYPD le 18 avril, des vidéos d’individus tenant des propos incendiaires comme « Retourne en Pologne » ont suscité une vive indignation, y compris de la part de Joe Biden. Les organisateurs du campement ont condamné ces déclarations, mais, fin avril, ils ont été forcés de prendre leurs distances avec l’un de leurs propres porte-parole, un étudiant qui a affirmé que « les sionistes ne méritaient pas de vivre» dans une vidéo enregistrée en janvier et qui a refait surface récemment.

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Les étudiants rencontrés au campement avant cette révélation ont insisté sur le fait que leur mouvement se voulait inclusif. D’ailleurs, un important contingent de juifs critiques d’Israël en fait partie. Il n’empêche que de nombreux élus et donateurs ne sont pas intéressés par ces nuances. Lors d’un récent déplacement à Columbia, le président républicain de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a appelé Minouche Shafik à démissionner si « elle ne pouvait pas mettre de l’ordre dans ce chaos immédiatement ».

Les jeunes se détachent de la figure de Joe Biden sans pour autant se tourner vers Donald Trump.

T. Cabello

Pour Tristan Cabello, la situation actuelle pourrait affaiblir la gauche à l’approche des élections législatives et présidentielle de novembre prochain. « Les jeunes se détachent de la figure de Joe Biden sans pour autant se tourner vers Donald Trump, ce qui pose un défi majeur pour les démocrates, dit-il. Jusqu’à présent, Joe Biden n’a pas suffisamment évoqué son programme au-delà de la défense de la “démocratie”. Il lui faudra proposer des mesures concrètes et significatives pour regagner la confiance de cette jeunesse exigeante qui cherche des réponses et des actions tangibles plutôt que de simples slogans. »

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