Délices de l’inconfort

À Limoges,
les « Nouvelles cartographies poétiques » entrechoquent les mots, les images et les sons.

Christophe Kantcheff  • 17 mars 2011 abonné·es
Délices de l’inconfort
© Nouvelles Cartographies poétiques, Limoges, jusqu’au 30 mars. www.pan-net.fr, www.al-dante.org

Limoges, sa porcelaine, sa cathédrale Saint-Étienne, sa réputation de « ville rouge » et… ses rencontres poétiques ! Qu’on se le dise : c’est ici, dans la capitale du Limousin, que se déroule, tout au long du mois de mars, la manifestation littéraire la plus excitante du moment, loin des séances de signatures déprimantes du Salon du livre de Paris (qui ouvre ses portes du 18 au 21). Parce qu’il a bien fallu trouver une appellation, celle-ci s’intitule « Nouvelles Cartographies poétiques » . Si le titre n’avait déjà été pris, elle aurait pu s’appeler plus simplement : « Poésies vivantes ».

Pour plusieurs raisons : parce que cette manifestation abolit les frontières entre la poésie et les autres genres, arts plastiques, actions de rue, vidéo, musique, propositions théoriques, expositions photographiques ; parce qu’elle suscite la rencontre entre vieux briscards de la poésie action (Julien Blaine, Serge Pey), performeurs plasticiens (Anne-James Chaton, Fabienne Létang), auteurs à découvrir (Jean Gilbert, Véronique Pittolo, Patrick Bouvet…), écrivains reconnus (Chloé Delaume, Manuel Joseph, Jacques-Henri Michot, Charles Pennequin…) et artistes travaillant l’image à leur manière (ArTerroriste, Frank Gatti, Jean-François Guillon, Myr Muratet, Till Roeskens…), des noms qui n’encombrent certes pas les médias.

Surtout, ces « Nouvelles Cartographies poétiques » ne donnent pas l’impression d’avancer sur des rails, de développer leur programme selon une planification au cordeau. Que serait une manifestation poétique où tout serait prévu, calculé, garanti ? Une plage d’ennui, à l’image d’une partition de jazz où chaque note serait écrite. Ici, on n’assure pas contre l’incident ou la fausse note, mais on parie sur la déroute, l’inattendu, l’intranquille.

« L’idée, c’est de créer des situations d’inconfort » , explique Laurent ­Cauwet, coorganisateur de cette manifestation, dont il est aussi le directeur artistique. Plutôt que d’envisager les œuvres seule à seule, Laurent Cauwet a le goût des rencontres, des confrontations qui produisent du « décalage » , du sens renouvelé, pour ne pas dire nouveau. Responsable des éditions Al Dante [^2], il a publié la plupart des auteurs qui interviennent lors de ces rencontres.

Pourquoi Limoges ? Hasard biographique. Avant de s’installer à Marseille, Laurent Cauwet y résidait, et les éditions Al Dante y avaient leur siège entre 2006 et 2009. Là, en organisant quelques manifestations dans la veine de celle qui a lieu aujourd’hui, il a suscité la curiosité et l’enthousiasme pour la poésie sonore et visuelle. En particulier chez plusieurs enseignants limougeauds, qui s’étaient d’abord investis dans le théâtre mais ne s’y retrouvaient plus. Résultat : ils ont créé l’association PAN ! (Phénomènes artistiques non- !dentifiés), qui coorganise avec Laurent Cauwet ces « Nouvelles Cartographies poétiques » , par le biais d’un de ses responsables, Jean Gilbert, également auteur.

D’autres associations et plusieurs lieux de la ville se sont fédérés pour l’occasion, des galeries d’art, une librairie, la faculté des lettres et des sciences humaines, et un éditeur du cru de grande qualité, le Dernier Télégramme. C’est tout un tissu culturel qui s’est mobilisé pour cette manifestation, soutenue par le CNL (au nom du « Printemps des poètes » ), la Drac et la Région, mais sans la ville ni le conseil général.

Ainsi, en cette soirée du 8 mars, on sillonne les rues et passe d’une galerie à l’autre pour entendre et voir les performances des poètes. À la galerie Lavitrine, où sont notamment exposées quelques-unes de ses œuvres plastiques, Anne-James Chaton lit deux textes à paraître dans un prochain recueil chez Al Dante : l’un évoque Tibère vu par Suétone, ­l’autre Christophe Colomb par Jules Verne. Pour chaque texte, il accompagne sa voix grave et posée d’un environnement sonore. Sur le premier, qui dresse un portrait de l’empereur romain en rigoriste puis en dépravé, un effet larsen grandissant terrasse Tibère autant que le poison qu’il ingurgite. Sur le second texte, composé d’indications de latitudes et de longitudes, une succession de bruits marins, d’extraits de bande-son de films hollywoodiens et de symphonies débride l’imaginaire. On sort sous le charme.

Pour se retrouver dans la galerie L’œil écoute. Là, changement complet d’atmosphère, avec les photographies de Myr Muratet, les mêmes, mais en grand format, qui se trouvent dans le livre cosigné avec Manuel Joseph, publié à l’automne dernier, et dont nous avions dit ici le plus grand bien : la Sécurité des biens et des personnes [^3].

L’exposition porte pour titre un proverbe tzigane : « Ne mords pas la main qui te nourrit, mange-là. » Il dit bien ce que ces photos non misérabilistes des marges de l’humanité révèlent de ­l’hypocrisie du « vivre-ensemble » . Quand soudain, de derrière une porte à peine entrouverte, résonne la voix éperdue de Manuel Joseph, lisant un extrait de la Sécurité… Cette invisibilité de l’auteur donne plus de force encore au texte, qui, telle la parole d’un fantôme, vient hanter les photos de l’exposition.

Mais la plus grande « situation d’inconfort » est intervenue deux jours plus tard, quand, invités le 10 mars par la faculté des lettres et des sciences humaines, les poètes constatent que l’amphi où se déroule la rencontre ne compte aucun étudiant en lettres, mais seulement une douzaine d’étudiantes en « ingénierie culturelle ». C’en est trop (ou pas assez) pour Julien Blaine, qui, avant de se lancer, avec sa voix de stentor, dans une évocation virtuose et spectaculaire des sommets retentissants atteints par Marinetti, Artaud ou Gherasim Luca, fait part de sa colère envers les absents et déclenche ainsi une réflexion collective sur la nature de cette rencontre en même temps qu’elle a lieu.

Une performance a-t-elle sa place dans une faculté ? L’université et la création ne sont-elles pas antinomiques ? Quelle attitude adopter envers les étudiantes présentes, ignorant beaucoup de la poésie et tout des poètes invités, mais de bonne volonté ? De telles questions réflexives sont soulevées, en même temps que Chloé Delaume
– selon qui « les poètes doivent être pédagogues »  –, Joachim Montessuis et Jean Gilbert parlent de leur pratique artistique ou lisent quelques-unes de leurs pages. Serge Pey, qui avait dans un premier temps marqué sa mauvaise humeur en refusant d’intervenir, se ravise et offre à l’assemblée un pur moment de grâce avec trois poèmes accompagnés de quelques sons minimalistes, dont celui d’une éponge s’égouttant au-dessus d’un seau d’eau. Les absents, en effet, avaient bien tort.

Les « Nouvelles Cartographies poétiques » font ainsi sortir la poésie du livre et de son poids symbolique pour la faire résonner ailleurs et autrement. Pour expérimenter des géographies inédites, des rapports entre poètes et publics, des correspondances entre textes, images et musiques. Bref, jusqu’à la fin du mois de mars, c’est à Limoges qu’on réinvente le monde.

[^2]: Elles seront également présentes au Salon du livre de Paris, stand V42.

[^3]: Chez POL. Voir Politis n° 1128, du 25 novembre 2010.

Culture
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