Mafrouza, série pharaonique

Emmanuelle Demoris propose cinq parties documentaires de douze heures au total, sur un quartier disparu d’Alexandrie érigé sur une ancienne nécropole.
Expérience exceptionnelle.

Cédric Mal  • 16 juin 2011 abonné·es
Mafrouza, série pharaonique
© Les cinq épisodes de *Mafrouza* sont projetés soit indépendamment, soit ensemble, à la discrétion des salles qui programment le film. Photo : dr

Il est assez rare que des œuvres documentaires s’approchent aussi justement de la vie, de son rythme, de son pouls ; et le phénomène est d’autant plus saisissant ici que la réalité représentée à l’écran n’existe déjà plus. Emmanuelle Demoris a réalisé ce petit tour de force esthétique en misant sur la durée exceptionnellement longue de Mafrouza, série documentaire de douze heures divisées en cinq épisodes indépendants, consacrée au quotidien d’un bidonville d’Alexandrie. Érigé sur les ruines de la plus importante nécropole gréco-romaine du bassin méditerranéen, ce faubourg a été peuplé de plusieurs milliers de personnes pendant près de trente ans. Les vivants avaient pris la place des morts, poussé quelques ossements pour s’inventer des abris de fortune dans les cavités rocheuses… Ils ont été expulsés il y a quatre ans.

On pénètre dans le film en suivant un archéologue venu topographier les tombes de la nécropole, et déjà la vitalité des habitants brise tout ordonnancement mathématique. La fougue de Hassan Stohi, qui chante pour de nouveaux mariés à la nuit tombée, nous emporte dans le dédale alexandrin. Adel et Ghana, le poète et la pragmatique, dépeignent leur couple comme une difficile ­équation qu’ils comptent résoudre avec un premier enfant. Om Bassiouni se forge un four à ciel ouvert pour cuire son pain… Tous ces personnages sont autant de romans dont les drames et les espoirs défilent devant la caméra. Certains se battent contre l’inondation chronique de leur habitation, d’autres luttent contre un mariage arrangé… Tous, dans les conflits qu’ils traversent, font preuve d’une extravagante inventivité, manuelle et intellectuelle.


Vaste chronique polyphonique non pas « sur » mais « avec » les habitants de ce quartier défavorisé alors surveillé par la police égyptienne, qui suspectait d’espionnage quiconque s’intéressait de trop près à la ­pauvreté, Mafrouza est à la fois élégie de la simplicité et poème politique sur la dignité de ceux qui n’ont rien, ou si peu. Impertinents, imprévisibles, conteurs de leur propre existence, les habitants du bidonville forment une armée d’insoumis qui brise un à un les préjugés sur la misère, la religion, les rapports entre les sexes. La cinéaste a eu l’audace de la longueur, et ce pari de la durée bouscule le film dans son objet comme le spectateur dans son entendement. Au fil de ses déambulations labyrinthiques dans les ruelles de Mafrouza, Emmanuelle Demoris ouvre les portes d’une perception autre car elle ne filme pas des caractères ; elle dépeint des individus irréductibles à leur caricature médiatique.


La narration ne se soucie guère de suspense, ménageant une place considérable à l’écoute et à la patience. Le documentaire, qui érige l’art de prendre son temps en gage de liberté, exige que l’on s’y investisse en confiance pour se sentir investi en retour. Les séquences de 40 minutes, rarissimes dans les économies narratives courantes, sont une chance. La longueur des plans construit un espace dans lequel la pensée peut se déployer, et la tranquillité du montage empêche toute spectacularisation des événements. Le film incite alors à la sympathie, au sens philosophique du terme. Petit à petit, il parvient à faire de chacun de ses instants des moments privilégiés, pour nous ramener in fine à la contemplation critique de notre propre sort.
Nous ne sommes pas ici face à une réalisatrice qui toise ses sujets, mais confrontés à des regards qui s’échangent et s’interrogent par l’entremise de la caméra. L’objectif ne sert pas uniquement de médiation technique ; il est avant tout l’enjeu de la mise en scène. Repoussé par certains, accepté par d’autres, l’objet filmant devient personnage agissant qui questionne aussi ce que le cinéma transforme lorsqu’il franchit le seuil des portes : quelles réactions, quelles résistances provoque-t-il ? En réfléchissant ainsi sa propre relation aux personnages, Emmanuelle Demoris nous dit la fragilité de toute entreprise documentaire en même temps que l’évanescence du monde.


Les habitants de Mafrouza ont donc été expulsés peu après le tournage, en 2007, puis relogés dans une friche sans âme, distante d’une quinzaine de kilomètres. Depuis, une révolution a bousculé un peu plus leur paysage et, bien qu’on ignore si Hassan, Gihad et Abu Ashraf ont pu reconstruire un peu de Mafrouza ailleurs, la série constitue une formidable mise en perspective du mouvement populaire qui a chassé Hosni Moubarak du pouvoir.
On peut avoir l’impression d’une œuvre techniquement imparfaite, mais Mafrouza est l’exact contraire d’un film simple. Deux ans de tournage, près de 150 heures de rushs, une aventure commencée en solitaire par une auteure habitée, rejointe par un producteur inspiré en la personne de Jean Gruault, 84 ans, scénariste de Godard, Rivette et Rosselini, qui a puisé dans ses économies pour créer une structure ad hoc et aider son amie. Une histoire à l’image de Mafrouza. 
Evoquant ses rencontres égyptiennes, Emmanuelle Demoris confie : « Les gens m’ont donné du possible, de l’air. » Ce cadeau, la réalisatrice nous le rend bien. Avec Oh la Nuit !, Cœur, Que faire ?, la Main du Papillon et Paraboles, elle est parvenue à représenter plus qu’une simple image de la vie, en irriguant son film de mouvements proches de ceux de l’existence réelle. Une salutaire bouffée d’oxygène.

Culture
Temps de lecture : 5 minutes