Un refuge pour les exilés du langage

Les personnes victimes de la torture souffrent de l’incapacité de s’inscrire dans un récit. L’Association Primo-Levi, qui travaille sur les relations entre violence et politique, leur vient en aide.

Ingrid Merckx  • 7 juillet 2011 abonné·es
Un refuge pour les exilés du langage
© Photo : Sothy / AFP

L’espace est biscornu, découpé sur trois étages. « On cherche à déménager, mais 400 m2 à Paris, ce n’est pas facile à trouver » , regrette Yaëlle Szwarcensztein, responsable de la communication et des publications à l’Association Primo-Levi. La trentaine, cheveux courts, la voix douce, elle se tient dans la salle d’accueil : table basse, chaises pour enfants, cartes du monde au mur, et une grande fenêtre donnant sur la cour de cet immeuble de l’avenue Parmentier, à Paris. « Au début, il y a seize ans, on n’avait que le 2e » , enchaîne Sibel Agrali. La quarantaine dynamique, longs cheveux noirs aux épaules, elle dirige le centre de soins. « Nous cherchons un espace “contenant”, ce découpage sur trois étages ne convient ni à l’équipe, qui va et vient avec ses trousseaux de clés, ni aux patients, qui ont du mal à se repérer… »

C’est l’une des caractéristiques des personnes victimes de torture, explique Beatrice Patsalides Hofmann : « Quand on met un sac sur la tête de quelqu’un, ou qu’on le maintient dans une lumière aveuglante ou un bruit assourdissant, on cherche à lui faire perdre ses repères. Quand la personne sort, elle a du mal à s’orienter… » Psychologue et psychanalyste, elle a un léger accent allemand, une silhouette fragile et un regard perçant. « De nombreux patients se perdent en venant… Ils arrivent souvent en retard, c’est pourquoi on ne fixe pas de rendez-vous en début de matinée. »

À 9 heures, ce matin-là, la salle d’accueil est vide. Une heure plus tard, il n’y a qu’une petite dame. Voyant passer Sibel Agrali, elle s’approche pour demander, d’une voix presque inaudible et en anglais, si on peut s’occuper d’elle… « Les personnes qui ont été victimes de tortures ne vivent que partiellement dans notre espace-temps , explique Beatrice Patsalides Hofmann. Une grande partie de leur vie psychique est ailleurs… » Dans un passé qu’elles ne cessent de revivre. « Il faut faire un pont entre le passé et le présent » , précise Sibel Agrali.

Près de 60 % des personnes qui s’adressent à l’Association Primo-Levi sont orientées par des organismes ou des associations, les autres par le bouche à oreille. À peu près 20 % sont des mineurs. Chili, Cambodge, Algérie… Tous les grands conflits des cinquante dernières années résonnent entre ces murs. Aujourd’hui, 60 % des patients sont originaires d’Afrique subsaharienne : RDC, Guinée, Congo, Rwanda. Les autres sont tchétchènes, turcs, sri-lankais, colombiens… Ils ne sont jamais dans une situation d’urgence médicale : « Du temps a passé depuis ce qu’ils ont subi. Il leur a fallu survivre, réparer leurs blessures, puis prendre la décision de fuir. Ce n’est pas évident : il faut souvent partir seul, ou emmener un seul enfant… Cette rupture nécessite des moyens financiers mais aussi intellectuels » , poursuit Sibel Agrali.

Ensuite vient l’exil. « Ils peuvent rester des années en mode “survie”. Un état qui n’est pas propice à la parole. Ce n’est parfois qu’après avoir obtenu leur statut de réfugié, ou quand la famille les rejoint, qu’ils craquent… »
Un événement politique peut servir de déclencheur. Sibel Agrali se souvient de cette réfugiée chilienne que la perspective d’un procès Pinochet, en 2004, avait renvoyée à un ­traumatisme dont elle n’avait jamais parlé. « Elle était presque gênée d’être ici, entre des Africains et des Kurdes. Elle disait qu’à côté d’eux elle n’avait rien vécu. Certaines personnes sont touchées plus que d’autres, mais elles ont toutes besoin de mettre des mots sur ce qu’elles ont vécu, qu’on reconnaisse leur souffrance et qu’on désigne les tortionnaires. » Trahies par leurs semblables, elles ne savent plus « d’où peut venir le mal » . Selon Sibel Agrali, « une des plus grosses séquelles de la torture, c’est la perte de confiance » .

À qui parlent-elles alors ? « Jamais avec l’entourage ! Le récit de la violence a un impact sur la personne mais aussi sur ceux qui l’écoutent. De même, comment nous, cliniciens, pouvons-nous vivre avec ce qu’on entend tous les jours sur ce que l’homme fait à l’homme ? , interroge Sibel Agrali. Ce n’est pas un hasard si cette association s’appelle Primo-Levi. Son existence signifie un engagement politique. Après la Shoah, on avait dit : plus jamais ça. Et pourtant… »

Bosnie, Algérie, Rwanda… Ces noms sont comme des gouffres. Les prononcer suffit, pas besoin de s’étendre. « Il faut exactement savoir pourquoi nous sommes là. Pratiquer la clinique des réfugiés n’est pas un choix anodin » , renchérit Beatrice Patsalides Hofmann. Toute l’équipe (deux personnes à l’accueil, trois médecins généralistes, six ­psychologues-psychanalystes, deux assistantes sociales, une kiné) est à temps partiel, sauf la juriste, qui travaille à temps plein. « Il faut pouvoir se confronter ailleurs à une clinique “normale” » , commente Sibel Agrali. Une fois par mois, l’équipe est supervisée par un psychologue extérieur. Tous les deux ans, elle organise un colloque. Cette année, il s’est tenu les 17 et 18 juin à Paris sur le thème : « Langage et violence ». Parce que le langage est à la fois vecteur de soins et de violence.

Les réfugiés sont souvent traumatisés au point de ne pouvoir parler. « La torture vise la destruction du sujet, donc de la parole. Elle essaie de “silencier” les gens , explique Beatrice Patsalides Hofmann. Elle entend obtenir des aveux mais commande de ne pas parler de ce qui s’est passé sous la torture. Résultat : les gens ne parlent plus. » Le soin consiste à savoir quoi faire avec ce silence. Comment le respecter et redonner à la personne le choix de se taire ou de parler, liberté qu’elle a perdue. Surtout, il ne faut pas forcer la parole, ce serait une démarche reproduisant la torture.
D’où l’absurdité de la procédure de demande d’asile en France, qui exige des personnes qu’elles se livrent, dans les vingt et un jours qui suivent leur arrivée, et en français, à un récit détaillé et rationnel de ce qu’elles ont subi !

« La procédure est ­biaisée dès le départ , commente Aurélia Malhou, juriste à l’association. Ceux qui ont la capacité de parler ont plus de chances de convaincre. Surtout dans un contexte politique où règne la suspicion. »
Beatrice Patsalides Hofmann renchérit : « Le discours sur l’immigration véhicule une violence incroyable, fondée sur une métaphore anale : la société doit “expulser” des personnes assimilées à des déchets. » De quoi réactiver bien des blessures…

En seize ans, l’Association Primo-Levi s’est agrandie, elle a besoin de plus de place. Pas tant de grandes pièces que d’espaces où murmurer. Où retrouver les mots dans la confidentialité, sans pression, légèrement à l’écart des fracas du monde.

Société
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