Le repentir de Rosanvallon

Pour le troisième volet de ses recherches sur les « mutations contemporaines de la démocratie », l’historien explore le concept d’égalité. Un retour aux sources ?

Olivier Doubre  • 6 octobre 2011 abonné·es
Le repentir de Rosanvallon
© **La Société des égaux,** Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 432 p., 22,50 euros. Photo : Rozenbaum / PhotoAlto

On se souvient de la colère dans le propos de Pierre Bourdieu dès qu’il se mettait à évoquer l’influence, auprès des élites politiques, économiques et intellectuelles, de feu la Fondation Saint-Simon. Créée au début des années 1980, celle-ci fut l’un des premiers think tanks à la française, travaillant à nouer une alliance entre une gauche réformiste et les tenants d’un libéralisme déjà en passe de devenir le néolibéralisme que nous subissons depuis lors. Avec quelques autres, Pierre Rosanvallon était à l’origine de cette fondation dont les fameuses « notes » allaient inspirer nombre des réformes de démantèlement progressif de notre État providence par les gouvernements « socialistes » autant que de droite à partir de 1983.

Après la Contre-Démocratie (2006) et la Légitimité démocratique (2008), la  Société des égaux – dédiée au grand philosophe Claude Lefort, disparu l’an dernier – voit aujourd’hui le titulaire de la chaire d’« histoire moderne et contemporaine du politique » au Collège de France explorer le concept d’égalité. Il ne s’agit pas ici de faire un procès d’intention à Pierre Rosanvallon. On se doit même de saluer cette somme qui fait le point sur plus de deux cents ans d’évolution de l’idée d’égalité. Mais il est simplement assez savoureux de voir l’auteur de nombreux livres jadis coécrits avec François Furet, Jacques Julliard, Marcel Gauchet ou Pierre Manent (c’est-à-dire les fers de lance de ce que l’on appela à l’époque la « pensée unique », fruit de l’engouement de toute une élite hexagonale à la sortie des années 1970 pour le néolibéralisme) craindre aujourd’hui un potentiel « déchirement de la démocratie »   (1). Pis, nous risquerions même, selon lui, de voir bientôt « vaciller le régime démocratique lui-même ». La cause de ce grand danger ? « L’envolée des inégalités », « fait majeur de notre temps ».

L’historien rappelle que la réduction des inégalités était au cœur de l’idée de démocratie depuis les révolutions américaine et française. Pierre Rosanvallon soutient qu’il n’y a désormais « rien de plus urgent que de refonder l’idée d’égalité. » L’auteur souligne ainsi combien l’idée démocratique – et le suffrage universel, qui sous-tend « une part équivalente de souveraineté » dévolue à chacun – a « introduit dans l’humanité une rupture intellectuelle profonde » . Dans une analyse remarquable de l’évolution des conditions matérielles du suffrage, il rappelle que l’isoloir fut inventé en Australie au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, alors qu’auparavant le vote s’entendait plutôt en assemblée et à main levée…

Si l’historien passe en revue les différentes conceptions de l’égalité au cours des XIXe et XXe siècles, les conquêtes sociales ne sont jamais appréhendées en termes de lutte des classes, expression quasi absente du livre, sinon – de façon révélatrice – au cours de la seule partie consacrée aux « pathologies de l’égalité » , où sont analysés successivement « l’idéologie libérale-conservatrice », « le communisme utopique » ou « le national-protectionnisme » . Arrive alors simplement le « siècle de la redistribution, en même temps que se généralisera en Europe le suffrage universel » , où « les inégalités seront réduites de façon spectaculaire en quelques décennies ».

Enfin, lorsque vient le « grand retournement » , l’historien pointe simplement une curieuse « crise mécanique et morale [sic] des institutions de solidarité », qui lui fait se demander : est-ce un « retour au XIXe siècle ? » Point de lutte des classes défaite ni de modification importante de la répartition des PIB entre capital et travail. Pierre Rosanvallon constate pourtant que « l’on n’a jamais autant parlé de ces inégalités et qu’en même temps on n’a jamais aussi peu agi pour les réduire ». Nous vivons donc aujourd’hui dans un « capitalisme de la singularité » où, « dans un mouvement double et contradictoire » , ce « nouvel âge des inégalités et de la désolidarité sociale voisine avec des formes inverses d’attention accrue aux discriminations et au respect des différences ».

En conclusion, l’auteur propose une « première ébauche » pour refonder l’égalité et une vraie « société des égaux » . À l’heure du capitalisme mondialisé, le salut viendrait d’une « renationalisation des démocraties », entendue comme le « renforcement de la cohésion des membres [d’une nation] et la réappropriation par ceux-ci du politique ». Ce qui serait « une façon de combattre simultanément » l’inégalité entre les nations ( « l’inégalité-monde » ) et en leur sein « l’inégalité entre les classes » ( « l’inégalité-société » ), qui caractérisent la mondialisation capitaliste actuelle.

On peut s’avouer sceptique. La nécessité d’une reprise effective de la redistribution au sein des nations est à peine mentionnée, encore moins celle entre nations dans notre monde de concurrence sauvage. Écrire que les inégalités aujourd’hui entre nations et au sein des sociétés sont telles aujourd’hui qu’en « termes structurels, nous retourn[eri]ons au schéma du XVIIIe siècle » nous autorise-t-il à croire que les solutions de cette époque lointaine, notamment l’affirmation des nations, pourraient fonctionner aujourd’hui ?

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