Abandon de démocratie

Denis Sieffert  • 1 décembre 2011 abonné·es

Le libéralisme suppose, de la part de ceux qui en ont fait leur religion, une bonne part de schizophrénie. D’un côté, il y aurait le social, auquel on ne pourrait pas grand-chose, sinon faire entendre une sourde plainte, un lamento de l’impuissance. De l’autre, il y aurait l’économie, qui mobiliserait toute l’énergie de nos gouvernants. Et point de relation entre les deux ! C’est ainsi que, lundi, nous pouvions apprendre que la France battait tous les records du chômage, frôlant les quatre millions et demi de demandeurs d’emplois [^2], et découvrir que se tramait dans les coulisses européennes un « compromis franco-allemand » dont la conséquence évidente sera de faire grimper un peu plus encore le chômage dans les prochains mois.

Cet étrange clivage est apparu dans toute son absurdité avec le commentaire de Xavier Bertrand, notre ministre du Travail, pour qui le chômage est « le reflet du ralentissement de l’activité économique » . Ce qui n’est pas faux, si toutefois on exclut une autre politique, celle du partage et de la réduction du temps de travail. Le problème, c’est que, dans le même temps, Nicolas Sarkozy se prépare à annoncer, sans doute dans son discours de Toulon, jeudi, une politique européenne qui, à l’évidence, va encore ralentir l’activité économique. Une politique récessive dont le seul objectif est la réduction de la dette, au prix de l’emploi dans la Fonction publique, notamment.

Mais le «  compromis  » concocté entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel aura d’autres effets qui risquent de marquer pour longtemps notre vie politique. Et cela sans l’ombre d’un débat. Mais comment débattre de l’interdiction du débat ? Comment deviser sur le thème de la mise au pas des peuples ? Comment défendre, en regardant « la France au fond des yeux » , la ringardisation de la démocratie ?

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de la spoliation des États et des gouvernements, dont les pouvoirs économiques et budgétaires seraient transférés aux exécutifs européens. Ce n’est pas en soi l’idée de ce transfert qui nous inquiète, mais la nature de l’instance qui hériterait de ce pouvoir. On connaît la relation « complexe » que la Commission européenne entretient avec la démocratie… En vérité, et nous l’avons dit maintes fois ici, la logique de la spoliation est en marche depuis plusieurs mois déjà. Dès le mois de mai 2010, la Commission européenne proposait la stratégie dite du « Semestre européen », qui vise à soumettre les budgets nationaux à Bruxelles, pour approbation. Officiellement, de façon encore non contraignante. Puis ce fut la « règle d’or », longtemps récusée par Nicolas Sarkozy au nom de la « souveraineté nationale », et devenue depuis son cheval de bataille. Un pas de plus risque d’être franchi dans les prochains jours. Le sommet européen du 9 décembre devrait être saisi d’une proposition de modification d’un certain nombre de traités européens. Mais pas exactement dans le sens que l’on aurait pu espérer. On ne remettra pas en cause, par exemple, le dogme de l’indépendance de la Banque centrale européenne consigné dans le traité de Maastricht. On fera une entorse exceptionnelle, peut-être, mais avec des contreparties telles que toute perspective de démocratie européenne disparaîtra pour longtemps.

Pour le dire plus concrètement : on confierait à la Commission de Bruxelles des pouvoirs supranationaux, en échange de quoi l’Allemagne accepterait l’émission d’obligations communes aux pays de la zone euro notés d’un triple À part les agences. Ces obligations émises par les meilleurs élèves de l’orthodoxie libérale bénéficieraient de taux d’intérêts faibles (2 à 2,5 %). Ce serait, par la bande, la réalisation d’un « noyau dur » de l’Europe, cher jadis à Édouard Balladur. Une Europe vertueuse viendrait exceptionnellement en aide aux pays en difficulté, mais à la condition d’un abandon de souveraineté. La logique en œuvre vise en quelque sorte à placer la politique européenne sous pilotage automatique. Mais un pilote automatique dont le cap, préalablement réglé, serait immuablement libéral. Cette mise en tutelle ne vise même pas à résorber la dette par tous les moyens. L’orthodoxie libérale n’est pas une orthodoxie budgétaire. Elle a pour but principal de faire payer aux salariés, aux services publics, aux fonctionnaires, aux retraités ce que les exonérations accordées aux plus riches ont coûté à la société : soit quelque 600 milliards supplémentaires depuis 2007, si l’on en croit Thierry Breton, ancien ministre de l’Économie de Jacques Chirac [^3]. On se souvient ce que le secrétaire général du Syndicat national unifié des impôts, Vincent Drezet, disait récemment à Thierry Brun (Politis n° 1173) : « La crise sert de prétexte pour instituer un ordre économique où s’exerce une pression constante sur l’action publique. » On ne saurait mieux dire. Voilà bien pourquoi il ne faut pas mêler les peuples à tout ça, et regarder les chiffres du chômage comme une fatalité venue d’ailleurs. La politique budgétaire ne serait plus imputable à un homme ou à une équipe gouvernementale ; elle serait l’œuvre d’un mécanisme nommé par euphémisme « gouvernance économique européenne ». L’exact opposé d’un fédéralisme européen qui résulterait d’un véritable processus démocratique. Le « compromis franco-allemand » soulèvera des oppositions. Certains invoqueront la « souveraineté nationale ». Une invocation qui peut bien avoir quelques vertus défensives. Mais, l’avenir démocratique, c’est évidemment le fédéralisme. C’est cet avenir qui est hypothéqué aujourd’hui.

[^2]: Le nombre de chômeurs de catégorie A (sans aucun travail) atteint 2 814 900 (+ 4,9 % en un an), et, au total, les « demandeurs d’emplois » sont 4 459 400 (+5,2 % en un an).

[^3]: Les Échos de lundi.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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